La Presse, 1 febbraio 2006

Interview

 

Le Dr Mahathir Mohamed, ancien Premier ministre de Malaisie, à La Presse

 

Pays riches et pays pauvres dans le monde musulman : un fossé qui appelle une action

Il y a une grande part de tolérance en Tunisie, ce qui lui a permis de maintenir sa cohésion. C’est un bon exemple de la manière dont les hommes peuvent créer la paix et la stabilité

Invité à l’occasion du colloque international sur «Les civilisations et les cultures humaines : du dialogue à l’alliance», Dr Mahathir Mohamed, ancien Premier ministre de Malaisie, a prononcé lors de la première journée, avant-hier, une longue allocution au cours de laquelle il a notamment rappelé la nécessité, pour les grandes civilisations, de maintenir vivante la tradition d’interprétation de leur propre message.

 

 

C’est, avait-il souligné, la condition d’un dialogue entre elles. Il avait également dénoncé les idéologies égalitaristes, qui sont au fond inhumaines. Or le néo-libéralisme, avait-il soutenu, ne diffère guère, de ce point de vue, du communisme, en ce qu’il se montre capable de mépriser la vie humaine au nom d’une certaine norme démocratique qu’il cherche à imposer au monde…

Dr Mahathir Mohamed a, lors de cette première journée, reçu la médaille de l’Isesco en sa qualité d’ambassadeur pour le dialogue et les civilisations. Il s’exprime ici sur le défi des pays musulmans en matière de développement: un défi qui met en jeu le bien-être des populations, mais aussi la capacité de ces pays, en s’appuyant sur les nobles préceptes de leur religion, à engager entre eux des relations de coopération plus étroites.

Comme nouvel ambassadeur de l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Isesco) dans le domaine du dialogue des cultures et des civilisations, quelles sont vos priorités ?

Ma première priorité, bien entendu, est de promouvoir le dialogue, de parler aux uns et aux autres à chaque fois que cela est possible. C’est aussi de participer à des rencontres comme celle qui a lieu actuellement.

En tant qu’ancien Premier ministre, nous savons que vous avez engagé dans votre pays une politique de développement qui constitue un modèle pour beaucoup. Nous savons aussi que vous êtes impliqué dans la recherche de réponses appropriées au monde musulman, dans cette phase de son histoire. Que pensez-vous aujourd’hui du développement des pays musulmans, et considérez-vous qu’il y a un style de développement qui leur est particulier ?

Aujourd’hui, les pays musulmans sont très riches. Ils ne l’ont jamais été autant qu’ils le sont à présent. Mais la richesse n’est pas bien répartie. Il existe des pays musulmans qui sont extrêmement pauvres, tandis que d’autres sont extrêmement riches. Quelque chose doit être fait afin que ces pays pauvres rejoignent les autres, et cela à la lumière des enseignements de l’Islam. Comme vous le savez, l’Islam exige que nous nous traitions les uns les autres comme des frères, que nous nous entraidions. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit de donner de l’argent aux gens. Je pense plutôt aux investissements qui permettraient aux investisseurs de réaliser des retours sur investissements et qui, en même temps, permettraient aux pays musulmans pauvres ainsi qu’à leurs populations de devenir plus riches. Tout cela peut être fait. Il n’y a là rien d’impossible. Dans notre propre pays, quand nous sommes devenus indépendants, 70 % de la population se trouvaient en dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 5 %, avec seulement 1 % qui sont très pauvres… Il ne s’agit donc pas de miracle, mais simplement de faire ce qui est juste.

Que pensez-vous de l’idée d’alliance entre civilisations. En dehors des obstacles qui semblent se dresser encore face au dialogue, n’est-il pas également nécessaire que se développe une alliance de civilisations à l’intérieur même du monde musulman, entre ses membres ?

Je pense que, à ce stade, « l’alliance entre civilisations » est un peu prématurée. Ce dont nous avons besoin à présent, c’est de mieux nous comprendre les uns les autres. Cette idée selon laquelle l’Islam génère le terrorisme, par exemple, a besoin d’être dénoncée. Mais nous devrions reconnaître la vérité selon laquelle le conflit, aujourd’hui, ne tourne pas autour de la religion, mais du territoire et du fait que l’on prend une terre qui appartient aux uns et qu’on la donne aux autres. Dès lors que cette vérité est admise et que l’on cherche à y apporter des solutions, le dialogue est possible. Dans le cas contraire, et même si nous nous comprenons, le conflit continuera.

S’agissant de l’alliance entre les pays musulmans, ces derniers ne travaillent pas vraiment ensemble. Chacun a ses propres priorités, sa propre politique, or ces priorités et ces politiques entrent souvent dans un rapport de conflit les unes avec les autres. L’Islam lui-même a été divisé en un millier de religions différentes, et ces religions sont également en conflit entre elles. De tout cela, il a résulté que les pays musulmans ne sont pas en mesure de coopérer les uns avec les autres, ni même d’ailleurs de se développer eux-mêmes.

Quelles possibilités pensez-vous que l’expérience tunisienne offre dans le domaine de cette alliance de civilisations à l’intérieur du monde musulman?

Oui, il y a une grande part de tolérance en Tunisie, ce qui lui a permis de maintenir sa cohésion et d’éviter les conflits internes. Et je crois que c’est un bon exemple de la manière dont, grâce à la tolérance, les hommes peuvent créer la paix et la stabilité. Or la paix et la stabilité permettent le développement.