La Presse, 31/01/2006

Colloque international sur les civilisations et les cultures : du dialogue à l’alliance

 

Face à la nécessité de l’alliance : les conditions d’un rapprochement sont-elles réunies ?

La Presse - Après la séance officielle d’inauguration, qui s’est déroulée dans la matinée au Palais de Carthage, le colloque international intitulé «Les civilisations et les cultures humaines : du dialogue à l’alliance» s’est poursuivi à Gammarth dans l’après-midi, marqué par les interventions de personnalités éminentes, mais aussi par un ton franc et direct sur un sujet dont la teneur est brûlante et les enjeux majeurs.

Le ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, M. Mohamed El Aziz Ben Achour, ainsi que le directeur général de l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Isesco), M. Abdulaziz Othman Altwaijri, ont tous deux prononcé une allocution de bienvenue en qualité de coorganisateurs du colloque. Ils ont rendu hommage au Président Ben Ali, à qui l’Isesco avait décerné quelques heures auparavant une décoration en reconnaissance de son engagement au service, aussi bien de la préservation de l’identité culturelle que du rapprochement entre les civilisations. C’était aussi l’occasion de dresser les grandes lignes de la problématique du jour. M. Ben Achour a souligné, en particulier, que «malgré les possibilités accrues offertes aux nations en matière d’intégration, le néolibéralisme a créé une situation de menace contre les identités culturelles». D’où la nécessité pour certains, explique-t-il, de développer la notion d’exception culturelle, d’où l’attitude chez certains autres de partir en guerre contre la mondialisation, au point de prôner le repli sur soi.

Attendue, l’intervention qui a suivi immédiatement les allocutions d’ouverture, celle de l’ancien Premier ministre de la Malaisie, M. Mahathir Mohamed, l’était d’autant plus que ce dernier est désigné «ambassadeur de l’Isesco pour le dialogue entre les cultures et les civilisations». Pas seulement pour cette raison, à vrai dire : ce personnage, qui est en grande partie l’architecte de la Malaisie moderne, se distingue par le souffle du verbe et la force du propos. Pour lui, les civilisations, dont la valeur se distingue par leur capacité à conduire les hommes vers le progrès dans la qualité de la vie, sont d’autant plus en mesure d’entrer les unes avec les autres dans une relation positive qu’elles sont elles-mêmes élevées. Or elles ne sont pas à l’abri de distorsions dans leur message initial. Cela, rappelle M. Mahathir Mohamed, arrive quand l’interprétation n’évolue plus. Et d’évoquer ici les dérives des chrétiens européens des premiers siècles lorsque, oubliant qu’ils furent d’abord une minorité persécutée par les Romains, ils se mirent à persécuter à leur tour ceux qui, en matière de religion, ne professaient pas les mêmes croyances qu’eux. Ou lorsqu’ils se mirent à pourchasser les adeptes de certaines «sectes» de leurs coreligionnaires, en gommant de leur mémoire le fait que le christianisme fut lui-même, à ses tout débuts, une «secte». Cette même attitude existe chez certains musulmans: «Pour eux, la reconnaissance de l’unicité de Dieu et du Prophète, ce n’est pas suffisant».

L’ancien Premier ministre malaisien a évoqué également la régression que provoquent les idéologies égalitaristes. Ce fut le cas du communisme, qui a révélé sa vocation anti-humaine, mais c’est aujourd’hui le cas d’une idéologie occidentale, qui prône une conception débridée de la liberté d’expression. Une conception, souligne-t-il, qui est synonyme de «guerre civile» à l’intérieur de la communauté et d’atteinte aux droits d’autrui. C’est cette même idéologie, rappelle l’orateur, qui fait l’éloge de l’avidité dans l’acquisition des richesses, qui autorise que des individus soient financièrement plus puissants que des pays entiers, ou encore que des spéculateurs sur les monnaies provoquent la faillite d’économies tout entières, avec tout ce que cela signifie comme drames humains… «La culture du mépris du bien-être de l’autre passe ainsi pour être une valeur positive».

En fait, estime M. Mahathir Mohamed, ce ne sont pas les différences religieuses qui ont créé les situations conflictuelles entre civilisations: ce sont des questions de territoire et d’injustice. Or le procès en faiblesse démocratique est engagé, de façon abusive, contre les pays qui refusent d’accepter cette injustice. Pourtant, cette démocratie-là, au nom de laquelle on est prêt à user de la violence guerrière et à tuer des hommes innocents, n’est bien souvent que la loi des plus riches, qui monnaient leur soutien et leur influencepour imposer leurs intérêts : «Ces démocrates ne sont pas plus gentils que les dictateurs». L’ancien Premier ministre déclare ici que «tuer les hommes, même dans le cadre de la guerre, devrait être criminalisé», car cela revient malgré tout, dit-il, à mettre un terme à leur vie… «On devrait proclamer, en ce XXIe siècle, le caractère sacré de la vie humaine, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre», conclut-il.

C’est ensuite le professeur Ekmeleddin Ihsanoglu, le secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui a pris la parole pour déplorer, de son côté, les maigres résultats du dialogue des civilisations, jusqu’à nos jours. «Il faudrait, préconise-t-il, se mettre d’accord sur des conditions minimums requises afin de donner au dialogue plus de crédibilité». Entre-temps, le constat est celui d’une islamophobie qui se développe, et dont une illustration éloquente est venue au Danemark où des médias de ce pays ont appelé leurs lecteurs à adopter à l’égard de l’Islam une attitude pour le moins irrévérencieuse.

La bonne volonté chez les dirigeants, souligne le secrétaire général de l’OCI, n’est pas absente, mais il y a un manque d’empressement. Pourtant, bien des choses sont à faire, comme en matière de révision des manuels scolaires.

L’existence d’un courant, en Occident, qui cultive le choc des civilisations, au moment même où l’on parle de rapprochement, est également soulignée par le secrétaire général de la Ligue des États arabes. Les défenseurs de la thèse selon laquelle l’Islam est fatalement l’ennemi de l’Occident se sont manifestés, indique M. Moussa, bien avant les événements du 11 septembre 2001. Et le conflit se poursuit, sans répit, sur fond de nouvel ordre mondial et de «fin de l’histoire», où le monde musulman est perçu comme un obstacle dans la réalisation des desseins.

Le représentant des pays arabes ne manque cependant pas d’appeler ces derniers à mettre le XVe siècle de l’Hégire sous le signe de la réforme,non pour complaire à des modèles dictés du dehors, mais «à partir d’une foi profonde». L’Isesco, suggère-t-il, pourrait jouer de ce point de vue un rôle important, par la promotion des libertés et des droits de l’homme, par le développement des systèmes éducatifs…

Contre le présupposé selon lequel le terrorisme serait une caractéristique propre au monde de l’Islam et de ses valeurs, le ministre algérien de la Culture, Mme Khalida Toumi, parlant au nom de la présidence du Sommet arabe, a rappelé de façon énergique que les premières victimes de ce phénomène furent les pays musulmans eux-mêmes. «Nous avons dans ce domaine des leçons à partager». Mme Toumi rappelle également que les adeptes du terrorisme trouvaient auprès de certains pays, à une certaine époque, le soutien qu’ils souhaitaient. Pour elle, la lutte contre le phénomène est nécessairement à mener par la conjugaison des efforts de tous. Et, en outre, la coopération ne saurait être uniquement «sécuritaire». Elle requiert également de la modestie de la part des uns et des autres et, notamment, que soit revue la conception verticale selon laquelle les pays musulmans ne pourraient que se mettre à l’école de l’Occident et sous sa protection…

La séance s’est poursuivie avec d’autres interventions, plus brèves. Elle fut aussi marquée par la remise à M. Mahathir Mohamed de la médaille de l’Isesco en sa qualité d’ambassadeur de cette organisation.