« ALGERIE INTERFACE »

 

 

L’ Europe et le Non-Maghreb

 

 

de Francis Ghilès

 

Le Maghreb aujourd’hui n’existe pas. Il n’existe pas pour ses 80 millions d’habitants bien qu’ils disposent d’un revenu annuel en devises de plus de 40 milliards de dollars. Il n’existe pas non plus pour l’Union Européenne, partenaire économique prépondérant de la région qui a négocié, non sans arrières pensées, des accords de libre échange avec trois des cinq pays de la région. Cela est encore plus vrai pour les Etats Unis dont les intérêts sont importants. La Tunisie a signé un accord dès 1997 mais les avantages qu’a pu offrir le fait d’être le premier s’estompent ; le Maroc a suivi et l’Algérie a récemment paraphé un accord. L’UE n’a pas encore invité la Libye a négocier un accord.

Le concours de beauté permanent que se livrent les pays du Maghreb, notamment à Bruxelles est un exercice limité dont le seul résultat est de souligner l’absence de relations économiques entre eux (a peine 3% de leur échanges internationaux) et dont les conséquences les plus fâcheuses sont de réduire le taux de croissance économique de la région de deux ou trois points et de priver celle-ci d’une influence réelle en Europe. Cette situation ne facilite pas la tache de ceux qui tentent de convaincre la Commission Européenne d’oser une politique plus ambitieuse vis à vis des pays de la rive sud de la Méditerranée. L’Espagne présente justement ces jours ci à Bruxelles  un projet de banque Méditerranéenne ambitieux mais qui risque de s’enliser faute de soutient de la part de ses partenaires alors que  le bien être et la stabilité des Maghrébins resteront essentiels pour la sécurité de leurs voisins du nord, en premier lieu en Espagne, en France et en Italie.

Economiquement, les pays maghrébins s’ignorent. Les chefs d’Etat se retrouvent rarement. Les liaisons aériennes et téléphoniques fonctionnent et deux gazoducs acheminent du gaz algérien vers l’Italie et la péninsule ibérique mais la liberté de circuler et de commencer est soumise à tant d’entraves qu’elle est quasi inexistante. Les gouvernements disent accorder une importance fondamentale aux flux de capital privé mais le fossé est souvent impossible a franchir entre les mots et les faits, même dans les pays qui, comme la Tunisie et le Maroc, ont entamé des reformes de structure plus tôt que leurs voisins.

Les flux d’investissement privés direct (IDE) en direction du Maghreb ont pourtant doublé au cours de la dernière décennie, signe que les réformes en cours au sud commencent à porter leurs fruits mais il devra doubler encore pour que ces pays se retrouvent dans une « moyenne » des pays émergents pour ce qui est de leur capacité d’attraction de capitaux privés. Les chiffres d’IDE doivent être  comparés à l’épargne maghrébine qui a émigré a l’étranger et qui peut être estimée a $60 bn. La comparaison avec le flux d’IDE vers la Chine mériterait de retenir l’attention, d’autant que deux tiers de ces flux proviennent de la diaspora chinoise de par le monde. Dès lors les remarques réitérées des Maghrébins sur le manque d’intérêt qu’ils suscitent auprès des investisseurs ne peut qu’entraîner un scepticisme poli.

Or, dans le monde de 2002, l’anticipation des agents économique, c’est-à-dire leur perception générale de la stabilité et de la crédibilité de l’environnement dans lequel ils opèrent, les font investir et consommer probablement autant que les strictes conditions de compétitivité de prix. La maîtrise des réseaux est devenue une clé de l’exportation. Les entreprises deviennent de plus en plus des interfaces entre des fournisseurs et des clients. L’opposition entre développement tiré par les exportations est devenu caduque, la taille et le dynamisme du marché dans lequel il pense s’implanter importe aussi a l’investisseur.

La difficulté qu’éprouvent les pays du Maghreb a tirer profit des synergies que susciterait la création d’un espace économique a la mesure des enjeux de la globalisation risque d’encourager, au Nord, à un discours de nature sécuritaire. Une telle évolution serait d’autant plus dangereuse que les opérateurs économiques qui pratiquent la région sont conscients qu’elle se marginalise. Ce phénomène s’aggravera jusqu’au jour où les dirigeants maghrébins afficheront une détermination forte à résoudre des conflits anciens, ouvrent leurs frontières, transforment leurs Etats respectifs en régulateurs d’activités plutôt qu’en producteurs de biens et services – en d’autre mots construisent un cadre réglementaire et assurent un fonctionnement institutionnel clairs ce qui encouragerait les acteurs économiques publics et privés a investir avec un minimum de lisibilité.

Chaque Etat est tenté de freiner, à l’intérieur de ses frontières, la libération de l’économie et partant, du jeu politique, car il sait bien que dans un ensemble plus vaste, la nécessité de règles de droit que ministres et chefs d’Etat ne pourraient pas modifier, s’imposerait. Tant que les états de la région ne se conduiront pas entre eux comme ils souhaiteraient que les investisseurs le fassent, le taux de croissance restera faible et l’épargne s’exportera plutôt que de contribuer au développement du Maghreb. Les différences entre Etats sont d’ailleurs, sur ce point, moins marquées que les différentiels de taux de croissance le laisseraient croire.

Le Maghreb s’interdit le dynamisme qui résulterait d’une ouverture de ses frontières, empêtré qu’il est dans des conflits que sa jeunesse – c’est a dire la majorité de ses habitants – ceux qui rêvent d’un emploi et qui, faute de le trouver sont condamnés à survivre grâce au marché noir chez eux, soit à émigrer clandestinement avec tous les risques que cela comporte, espèrent autre chose que ce qui leur est proposé.

Que de produits marocains et tunisiens, des textiles, des produits agricoles etc., trouveraient en Algérie un marché porteur. Que de liens d’affaires séculaires se rétabliraient entre Tlemcen et Fez, entre Constantine et Tunis ! Certaines régions ne pourront revivre tant que les frontières restent fermées : c’est particulièrement vrai de l’Oriental, la région marocaine qui jouxte l’Algérie et qui, depuis des siècles, constitue l’hinterland naturel de la région d’Oran.

S’ajoute au coût économique civil du non-Maghreb celui de la course aux armements entre l’Algérie et le Maroc après 1975. L’ouverture des frontières aiderait à consolider l’état de droit et donc à trouver ces deux ou trois points de croissance qui offriraient un réel espoir aux jeunes. Le coût du non-Maghreb, à terme, se résume en plus de désordres sociaux et, partant, un risque accru de dérives politiques et idéologiques.

C’est dans ce contexte de réformes hésitantes qu’il faut replacer la proposition espagnole de créer une banque de la Méditerranée – un pendant en quelque sorte de la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement crée au début des années 1990 pour accompagner les réformes en Europe de l’Est. Une autre idée, en apparence moins séduisante, consisterait a créer une filiale de la Banque Européenne d’Investissement, assortie d’une présence spécialisée symbolique des pays du Sud. Une nouvelle banque donnerait une impulsion plus forte a la mise en œuvre d’une véritable partenariat avec les pays du sud.

Elle aurait pour ambition, en développant le secteur privé, en confortant les entreprises, en investissant d’avantage dans la gestion efficace des infrastructures, de l’environnement économique et dans la privatisation des entreprises publiques, d’aider à combler l’insuffisance d’investissement et partant, d’éviter d’ultérieurs dérapages d’un chômage déjà extrêmement inquiétant et terreau fertile de tous les extrémismes. Il faudrait néanmoins être extrêmement clair vis à vis des pays du Maghreb et de la rive sud en général. Les prêts seraient consentis en fonction des réformes effectivement mises en œuvre et de conditionnalités quant aux changements économiques et à l’environnement juridique ainsi qu’a une réforme en profondeur du secteur bancaire local, une modernisation du circuit épargne – investissement et de la fiscalité. Cet établissement pourrait ouvrir ses portes à des actionnaires du Moyen Orient, Saoudiens, Koweïtiens et du Golfe..

Une institution de ce type pourrait être le lieu de travail commun d’hommes et de femmes du Sud et du Nord dans un même objectif d’épanouissement économique de nos pays limitrophes. Finalement, le lancement de cette banque constituerait une puissante et tangible réponse politique aux événements 11 septembre. L’UE saura-t-elle afficher une ambition à la hauteur des défis auquel ses membres, tout particulièrement l’Espagne, la France et l’Italie font face au Sud en général et au Maghreb en particulier ?

 

Francis Ghilès est CoDirecteur du North Africa Business Development Forum et membre du Conseil Scientifique de l’Institut de la Méditerranée.