Bibliotheca Alexandrina . Après une ouverture grandiose, la bibliothèque, qui n'a pour le moment que 240 000 ouvrages, mise sur son statut, les nouvelles technologies et sa vocation internationale pour devenir un centre de dialogue des cultures.
Du papyrus au numérique
De notre envoyée spéciale

Un disque solaire sortant de terre face à la Méditerranée, ancrée dans le passé et tournée vers l'avenir, la Bibliotheca Alexandrina dépasse de loin ce qu'aurait souhaité Ptolémée II il y a environ 2 290 ans en créant près du palais royal un temple de la science et des muses. Un bâtiment composé d'une cour, entourée d'un portique, de deux grandes salles et d'autres plus petites, c'était ce qu'on appelait parfois la bibliothèque « Mère », dont le projet avait été confié à Démétrios de Phalère, ancien tyran, philosophe et écrivain d'Athènes. A quelque 100 mètres de l'ancien édifice, incendié pour la première fois durant l'invasion d'Alexandrie par Jules César, s'élève aujourd'hui une sorte de cylindre en aluminium de 11 étages, dont quatre sous terre, avec une centaine de colonnes en forme de fleurs de lotus pour soutenir le plafond incliné, d'où filtre indirectement la lumière du soleil, entouré de paroi en granit noir du Zimbabwe. Le tout entouré d'une gigantesque muraille de granit d'Assouan qui protège contre la chaleur et où sont gravés tous les alphabets du monde. Un complexe impressionnant qui, même si on n'admire pas beaucoup le mobilier à l'américaine, ne laisse personne indifférent. Bien qu'elle fût une œuvre norvégienne, la conception et la dimension restent pharaoniques.

Le dessein de Ptolémée était aussi de créer un établissement important mais dans un autre sens. Il voulait en faire un lieu qui réunirait tous les savants, les intellectuels et les chercheurs de son temps. Il voulait y voir toutes les œuvres écrites de l'Humanité. L'ancienne bibliothèque d'Alexandrie était ainsi occupée par de grands érudits comme Apollonios De Rhodes, Aristophane de Byzance ou Callimaque, riches de quelque 700 000 rouleaux de papyrus.


Un double symbole

La toute nouvelle bibliothèque se veut, elle aussi, un « phare culturel » ou « une fenêtre du monde sur l'Egypte et la fenêtre de l'Egypte sur le monde », selon l'expression de Madame Suzanne Moubarak, qui préside le Conseil de la bibliothèque. Il est vrai que par la diversité des départements et des services qu'elle rassemble : un centre de congrès, un planétarium, des musées, des galeries d'expositions et des salles de lecture ; l'Alexandrina est loin d'être une simple bibliothèque, elle se présente plutôt comme un vaste centre culturel. Un complexe qui « fera de l'Egypte un des Etats les plus influents au niveau culturel et lui permettra de récupérer son rôle pionnier et son équilibre culturel, alors que beaucoup d'intellectuels égyptiens avaient été attirés par d'autres centres à Doubaï ou à Koweït », estime Khaled Azab, le conseiller pour les médias de la bibliothèque. Un moyen donc de redonner à l'Egypte son leadership, de faire d'Alexandrie un nouveau pôle scientifique, artistique et culturel, ce qui explique pourquoi l'idée, lancée dans les années 1980 de ressusciter la bibliothèque de Ptolémée, a trouvé un écho au niveau du gouvernement, voire un enthousiasme fervent de la présidence.

En effet, pour la première fois dans l'Histoire, une institution renaît de ces cendres après 1 600 ans de disparition et après avoir marqué la mémoire de l'humanité par des travaux en médecine, en philosophie, en histoire et en sciences humaines. Mais les motifs ne sont pas uniquement d'ordre politique. L'Alexandrina est une sorte, dit-on, d'investissement culturel, surtout que lors des dix dernières années se sont développées une politique en faveur du livre et de la lecture et une volonté de parvenir à un certain développement culturel. D'après le Français Jean-Marie Compte, conseiller de la direction de la bibliothèque, « dans un pays comme l'Egypte confrontée à des enjeux considérables sur les plans politique, économique ou social, il apparaît que la création d'une telle bibliothèque, qui est un symbole d'accès au savoir et à l'information, est cruciale pour le développement du pays ».


Deuxième bibliothèque numérique du monde

Mais quand le public accédera à la grande salle de lecture, le 20 octobre, il ne pourra consulter que quelque 240 000 et 1 800 titres de périodiques. Un chiffre qui reste incomparable avec le nombre de volumes que contient la Bibliothèque Nationale de France (BNF) ou encore aux 28 millions d'imprimés de la Bibliothèque du Congrès américain. « Dans 5 ans elle doit offrir aux lecteurs 8 millions d'ouvrages auxquels il faut ajouter 50 000 manuscrits et rares qui, eux, seront réservés aux chercheurs », précise Azab. Environ 10 000 sont déjà accessibles mais les plus beaux fleurons ne sont qu'une copie de l'Ancien et du Nouveau Testament, Discorsi Accademici d'Anton Maria Silvini, édition de 1725, les œuvres complètes de Molière datées de 1891, ou encore le Louis XVI d'Alexandre Dumas de 1845. Une goutte d'eau dans un océan d'œuvres, peut-être mais « il ne faut pas oublier que c'est une bibliothèque qui part de zéro », comme on aime à le rappeler à l'intérieur du nouveau monument.

Pourtant, la bibliothèque démarre déjà avec un atout de plus. Si la Bibliothèque mère a su rassembler sous son toit toutes les sciences et les connaissances de l'époque et mérité de devenir un symbole de la civilisation gréco-romaine, l'actuelle bibliothèque est celle de « l'ère numérique ». Tout simplement parce qu'elle est la première grande institution culturelle au monde à mettre l'Internet Archive à la disposition du public, dans une version intégrale. Avec son immense base de données, elle sera même la deuxième bibliothèque numérique du monde après celle de Californie. Dix milliards de pages web allant de 1996 à 2001, 1 000 films et 2 000 heures de télévision égyptienne et américaine. « Ce vaste réservoir de sites et de documents numérisés est emblématique du rapport que je souhaite créer ici entre les supports traditionnels de la connaissance et du savoir, et les contenus et les supports innombrables parmi lesquels cette incroyable invention, constituée en forme de patrimoine virtuel, permet de naviguer », affirme Ismaïl Séragueddine, le directeur de la bibliothèque.

Un établissement où la recherche, l'innovation technologique, la diffusion de l'information documentaire et le dialogue entre les cultures peuvent se combiner harmonieusement. Voilà l'objectif. Et c'est là la plus importante mission d'Alexandrina, c'est ici que se manifeste son double aspect national et international : faire jouer à l'Egypte un rôle particulier en matière de dialogue des cultures. Jean-Marie Compte estime que « la Bibliothèque d'Alexandrie a tous les outils, les moyens et le caractère qui lui permettent d'animer ce dialogue, d'être un véritable lieu de rencontres. Sa place par rapport à l'Europe, à l'Afrique et au monde arabe renforce cette tendance ». A l'heure actuelle, l'Alexandrina n'a pas encore un réel rayonnement international, mais elle a commencé à mettre en place ce dialogue des cultures et à l'amplifier. Parfois, de façon assez traditionnelle sous la forme de grandes rencontres, colloques ou conférences. Le dernier était au début du mois de septembre, le sommet sur l'emploi des jeunes. Ce forum a rassemblé quelque 3 000 jeunes représentant 140 pays, et a lancé une campagne internationale qui doit durer jusqu'à 2012. Après son ouverture, l'Alexandrina doit accueillir une « grande conférence sur l'éthique et la responsabilité scientifique ». Ceci, explique, Khaled Azab, « parce que la bibliothèque a opté pour certaines questions d'ordre international et dont elle se veut le centre international spécialisé ». Il s'agit outre l'éthique scientifique, de la question de l'eau et de la critique littéraire, artistique et architecturale qui doit contribuer à développer la faculté et l'esprit critique. Et pour compléter ce tableau, seront réunies également une documentation sur l'héritage architectural mondial et une école d'études calligraphiques, qui sera la deuxième au monde après celle de France.


A l'abri de la censure

Mais le nouvel établissement veut mettre davantage en jeu les relations humaines, « une vocation irremplaçable », selon les termes du conseiller de la direction. Ainsi, l'Alexandrina a multiplié les partenariats avec des institutions et universités internationales : le Centre Pompidou à Paris, l'Université Harvard, la Bibliothèque du Congrès américain. « Echanges d'expositions ou de chercheurs, études collectives, ça se bâtit petit à petit, mais c'est quelque chose qui portera ses fruits sur le moyen terme dans une bibliothèque où l'accès à l'information est le plus diversifié et le plus varié possible », précise-t-il. De fait, la bibliothèque est officiellement trilingue et permet un accès rapide à l'information et à des bases de données. « Dans 5 ans, le monde se souviendra que dans cette ville égyptienne, dans cette bibliothèque un nouveau courant culturel de dialogue entre les civilisations a vu le jour », affirme non sans optimisme le conseiller des médias.

Mais tous ces outils sont-ils suffisants pour démentir ceux qui auraient été tentés de parier sur une désaffection du lieu ou pour qu'elle mérite d'être comparée à la Bibliothèque de Ptolémée, qui était le couronnement de gigantesques réalisations à l'aube de la civilisation humaine ? L'éditorialiste Mohamed Sid-Ahmed souligne que « l'humanité en général a vécu une sorte de panne de la connaissance avec la disparition de cette bibliothèque unique en son genre, alors pour que cette nouvelle bibliothèque soit le symbole de la renaissance de l'ancienne, il faut qu'elle soit l'expression elle aussi d'une réalisation civilisationnelle hors pair et non une simple continuité de ce qui existe ou ce qui existait autrefois. Il faut surtout qu'elle dépasse le fait d'être un simple archivage ».

Que l'Alexandrina subisse le sort de la grande Bibliothèque nationale du Caire (Dar al-kotob) qui était un foyer de cultures à ses débuts et qui est peut-être considérée maintenant comme un dépôt n'est-il pas un risque à envisager ? Mais son fonctionnement n'est pas tout à fait comme les autres institutions culturelles égyptiennes, répète-t-on à l'intérieur de la bibliothèque. En effet, selon la loi 1/2001, la Bibliothèque d'Alexandrie est une personne morale autonome. Un aspect qui la protège des aléas politiques. Paradoxalement, le directeur de la bibliothèque, avant d'être nommé, a été le principal rédacteur de la loi spéciale sur la Bibliothèque d'Alexandrie. « J'ai donc participé de la façon la plus concrète qu'on puisse imaginer à la naissance du nouvel établissement, en préparant les textes qui en définissent les missions et le fonctionnement », explique Ismaïl Séragueddine. Ce dernier a obtenu que soit forgé sur mesure son mode de fonctionnement. L'Alexandrina est ainsi devenue la seule grande institution culturelle dans le monde qui soit administrée par un conseil dont la moitié des membres au moins sont de nationalité étrangère et représentent divers courants de pensée. Y a-t-il une bibliothèque au monde qui s'entoure de cette cohérence culturelle ? s'interroge Séragueddine. Eh bien, dit-il, c'est le cas de la Bibliotheca Alexandrina. Comment mieux marquer son rayonnement international qu'en associant à son devenir des personnalités issues de tous les horizons ?

Samar Al-Gamal