Grand Tour
3 novembre 2002
par
Secrétaire général de
l’Académie de la Méditerranée
Dans son
film intitulé: “ La Momie”, le cinéaste égyptien Chadi Abdessalam – disparu
très jeune après avoir réalisé ce chef d’oeuvre – développe une parabole sur le
patrimoine en tant qu’enracinement dans l’identité culturelle individuelle
autant que collective.
Le film décrit, en effet, les
étapes d’une douloureuse prise de conscience ; celle du fils du chef d’une
tribu nilotique de Haute Egypte dont les membres consentent à vendre, par temps
de disette, les trésors enfouis dans des tombes pharaoniques dont ils sont les
seuls à connaître les voies d’accès, à des trafiquants en objets d’art et à des
intermédiaires véreux de collectionneurs étrangers.
Les héros du film comprend,
peu à peu, qu’en agissant de la sorte, les membres de sa tribu s’amputent d’une
part d’eux-mêmes et font commerce de lambeaux de leur propre personnalité.
Il succède à son père décédé,
à la tête de la tribu. Et c’est alors que, tel un nouveau Prométhée, il
accomplit un acte que les membres de sa tribu jugeront sacrilège et qui
entrainera sa déchéance et son exil.
Le héros du film révèle, en
effet, aux représentants officiels de la Direction égyptienne des Antiquités
les entrées secrètes des tombes leur permettant aussi de récupérer les trésors
enfouis au bénéfice du Musée national. Les membres de sa tribu jugent que cet
acte est une trahison qui les prive de sources de revenus leur appartenant
depuis des temps immémoriaux.
Le héros sacrilège, déposé de
son poste de commandement, s’éloignera sur les routes empoudrés de l’exil, le
coeur lourd mais la conscience tranquille.
En sauvant le patrimoine de sa
tribu, il considère qu’il a sauvé ses compatriotes de la perte de leur mémoire
et de leurs racines, même contre leur gré.
Superbe parabole sur le
patrimoine comme socle de l’être et sur l’appartenance comme fidélité à une
Histoire.
Mais il faut bien constater
que la relation du patrimoine fut vécue d’une manière plus complexe, selon les
lieux et les époques .
Trois manières différentes,
parfois opposées ont été adoptées en général pour vivre la relation au
patrimoine.
La première manière, toute de
respect et de conservatisme, prône une relation de préservation muséographique,
de respect apologétique et de reproduction sans rupture.
Cette manière peut aboutir,
dans certains cas, à l’intégrisme négateur de tout changement.
À l’opposé, une deuxième
position qui fut celle de nombreuses avant-gardes, surréaliste dadaïste ou
autre, prône la “ table-rase ”, l’oubli du passé et la négation des
modèles.
Entre ces deux extrêmes, une
troisième attitude appelle à dépasser l’opposition classique entre tradition et
modernité, en réévaluant la nature et la fonction du patrimoine dans
l’élaboration du présent et du futur des individus et des nations.
La tradition ne débouche pas
forcément sur un refus du présent. Elle peut, à certaines conditions,
apparaitre comme un registre ou s’inscrivent les expériences accumulées au long
de l’Histoire, par un groupe humain.
Elle ne devient négative que
quand les hommes qui composent cet ensemble s’ immobilisent dans la
répétition rituelle et figée des mêmes rapports et des mêmes symboles, sous
l’influence de facteurs historiques négatifs.
Cela ne veut pas dire que,
dans l’immense réservoir des acquis passés, des traits latents ne soient pas
actualisables.
Mais cette réconciliation
entre Signe et Histoire, entre tradition et modernité, entre enracinement et
ouverture ne peut aboutir qu’à la condition d’entretenir avec l’héritage
intellectuel et culturel une relation critique et dialectique.
Il faut clairement affirmer
que tout n’est pas forcément bon dans les valeurs héritées.
Aucune apologie du respect du
passé ne saura justifier l’excision des filles ou la perpétuation de la pratique de l’esclavage.
D’un autre côté, notre rapport
au patrimoine ne doit pas être de préservation muséographique. Il doit
instaurer entre une tradition assoupie sur ses latences et une modernité
travaillée par les vigueurs de l’innovation, une relation véritablement
dialectique afin d’insuffler à l’expérience héritée le souffle de l’aventure
projetée. Déposer, en quelque sorte, le baiser régénérateur du Prince –
l’innovation – sur les lèvres de la Belle au Bois Dormant – la tradition – pour
chasser les torpeurs et la réveiller aux flux du monde.
Réveil d’autant plus
nécessaire que la mondialisation nous impose ses défis.
Elle a eu, en effet, comme
effet sociologique de séparer culture et économie, monde instrumental et monde
symbolique.
Ce n’est pas parce que du Nord
au Sud, on regarde plus ou moins les mêmes programmes de télévision, que l’on
boit plus ou moins les mêmes boissons, que l’on a tendance à porter les mêmes
vêtements standardisés que cela veut dire que les individus et les cultures
sont devenus identiques!
Mais si les films
hollywoodiens ne changent pas la conduite des habitants de Mogadiscio, cela ne
veut pas dire qu’ils ne fragmentent pas leur moi et ne disloquent pas leur
imaginaire.
Nous constatons, en effet, une
rupture des sociétés nationales au profit, d’un côté, des marchés
internationaux et, de l’autre, des nationalismes ou des communautarismes
identitaires.
C’est pourquoi une des questions
centrales que vous devons affronter de nos jours est celle qui consiste à se
demander comment combiner une économie transnationale avec des identités
infranationales pour reconstruire des mécanismes de régulation de la vie
sociale ?
Plus il est difficile de se
définir comme citoyen ou travailleur dans une société globalisée, plus il est
tentant de se définir par l’éthnie, la religion, les croyances, le genre
(masculin – féminin) ou les moeurs entendues comme communautés culturelles.
C’est pourquoi nous assistons
à un retour en force de la revendication identitaire dont la base est la
récupération du patrimoine hérité.
À la condition que cette
revendication ne débouche pas sur l’enfermement sur soi, l’exclusion de l’Autre
ou une fuite devant le réel, on peut y voir une tentative fondée de la part de
l’individu, pour récupérer ce que Gabriella Turnaturi appelle sa
“ consistance ” et, pour les sociétés, de concilier Signe et Histoire
c’est-à-dire appartenance et participation pour relever les défis de la
mondialisation et de la perte du sens.
Nadir
M. Aziza