LA NOUVELLE EUROPE ET LA MEDITERRANEE
Tout a été dit sur cette «mer première»
devenue un détroit maritime, sur son unité et sa division,
son homogénéité et sa disparité. Nous
savons depuis longtemps qu’elle n’est ni «une
réalité en soi» ni une «constante»
: l’ensemble méditerranéen est composé
de plusieurs sous-ensembles qui défient ou réfutent
certaines idées unificatrices. Des conceptions historiques
ou politiques se substituent aux conceptions sociales ou culturelles
sans parvenir à coïncider ou à s’harmoniser.
Les catégories de civilisation ou les matrices d’évolution,
au nord et au sud, ne se laissent pas réduire à des
dénominateurs communs. Les approches tentées depuis
la côte et celles venant de l’arrière-pays souvent
s’excluent ou s’opposent les unes aux autres.
Percevoir la Méditerranée à
partir de son seul passé reste une habitude tenace, tant
sur le littoral que dans l’arrière-pays. La «patrie
des mythes» a souffert des mythologies qu’elle a elle-même
engendrées ou que d’autres ont nourries. L’espace
riche d’histoire a été victime de toutes sortes
d’historicismes. La tendance à confondre la représentation
de la réalité avec cette réalité même
se perpétue : l’image de la Méditerranée
et la Méditerranée elle-même s’identifient
rarement. Ici comme ailleurs, une identité de l’être,
difficile à définir, éclipse ou repousse une
identité du faire, mal déterminée. La rétrospective
continue à l’emporter sur la prospective. La réflexion
elle-même reste prisonnière des stéréotypes.
Pour procéder à un examen critique de ces faits,
il faut se délester au préalable d’un ballast
encombrant, relevant du passé ou du présent. La
Méditerranée a affronté la
modernité avec du retard. Elle n’a pas connu la laïcité
sur tous ses bords. Chacune des côtes connaît ses propres
contradictions qui ne cessent de se refléter sur le reste
du bassin ou sur d’autres espaces, parfois lointains. La réalisation
d’une convivance (ce vieux terme me semble plus approprié
que celui de convivialité) au sein des territoires multiethniques
ou plurinationaux, là où se croisent et s’entremêlent
des cultures variées et des religions diverses, connaît
sous nos yeux un cruel échec : la Méditerranée
a mérité un meilleur destin.
L’image
qu’elle offre est loin d’être rassurante. Sa côte nord
présente un retard considérable par rapport au nord de l’Europe,
sa côte sud par rapport à celle du nord. L’ensemble du bassin
méditerranéen a peine à s’arrimer au continent, tant
au nord qu’au sud. Peut-on d’ailleurs considérer cette mer
comme un véritable ensemble sans tenir compte des fractures qui la divisent,
des conflits qui la déchirent : Palestine, Liban, Chypre, Maghreb, Balkans,
ex-Yougoslavie? L’Union européenne s’accomplit sans références
à cet espace : une Europe coupée du «berceau de l’Europe».
Les explications que l’on donne, banales ou répétitives, parviennent
rarement à persuader ceux auxquels elles sont adressées. Ceux qui
les formulent ne sont pas, eux non plus, convaincus de leur bien-fondé.
Les grilles du Nord, à travers lesquelles on observe le présent
ou l’avenir méditerranéens, concordent mal avec celles du
Sud. La côte septentrionale de la mer Intérieure a une autre perception
et une conscience différente de celle de la côte qui lui fait face.
Les rives méditerranéennes n’ont peut-être en commun
de nos jours que leur insatisfaction. La mer elle-même ressemble de plus
en plus à une frontière s’étendant du Levant au Ponant,
détroit séparant l’Europe de l’Afrique et de l’Asie
Mineure.
Les décisions concernant le sort de la Méditerranée
sont très souvent prises en dehors d’elle, ou bien
sans elle. Cela engendre tantôt des frustrations, tantôt
des fantasmes. Les jubilations devant le spectacle de notre mer
se font rares, retenues, fugitives. Les nostalgies s’expriment
à travers les arts et les lettres. Les fragmentations l’emportent
sur les convergences. Un pessimisme historique s’annonce depuis
longtemps à l’horizon. Le «crépuscularisme»
en poésie…
Quoi qu’il en soit, les consciences méditerranéennes
s’alarment et, de temps à autre, s’organisent. Leurs exigences
ont suscité, au cours des dernières décennies, plusieurs
plans, projets ou programmes : les Chartes d’Athènes et de Marseille,
les Conventions de Barcelone et de Gênes, le Plan de l’Action pour
la Méditerranée (PAM) et le «Plan Bleu» de Sophia-Antipolis
projetant l’avenir de la Méditerranée «à l’horizon
de l’an 2025», les déclarations de Naples, Malte, Tunis, Split,
Palma-de-Majorque, entre autres. Ces efforts, louables et généreux
dans leurs intentions, stimulés ou soutenus par certaines commissions gouvernementales
ou institutions internationales, n’ont abouti qu’à des résultats
limités. Ce genre de «discours prospectif» est en train de
perdre toute crédibilité. Les États qui ont façade
sur mer ne possèdent que des rudiments de politique maritime. Ils parviennent
rarement à concilier quelques prises de position particulières qui
tiennent lieu d’une politique commune.
La Méditerranée se présente
comme un état de choses, elle n’arrive pas à
devenir un véritable projet. Sa côte nord apparaît
occasionnellement dans des programmes européens, sa côte
sud en est généralement absente. Après son
expérience du colonialisme, cette dernière reste réservée
envers les politiques méditerranéennes dans leur ensemble.
Les deux rives ont beaucoup plus d’importance sur les cartes
qu’emploient les stratèges que sur celles que déplient
les économistes. Est-ce un hasard si des guerres implacables
persistent précisément à des carrefours tels
que le Liban ou la Bosnie-Herzégovine?
Mais
je dois m’arrêter ici, non sans une pénible perplexité.
J’ai reçu d’Ivo Andric´, peu de temps après l’attribution
de son prix Nobel, l’un de ses romans, traduit en italien, avec une dédicace
écrite par l’auteur dans la même langue, contenant une citation
de Léonard de Vinci : «Da Oriente a Occidente in ogni punto è
divisione.» Cette idée m’a surpris : quand et comment le peintre
a-t-il pu faire semblable observation ou expérience pareille? Je ne le
sais pas encore. J’ai souvent pensé à cette brève
maxime lors de mes périples. J’ai pu me rendre compte à quel
point elle s’applique au destin de l’ex-Yougoslavie et aux passions
qui l’ont déchirée. Je l’évoque ici une fois
de plus : frontière entre Orient et Occident, ligne de partage entre les
anciens empires, espace du schisme chrétien, faille entre la catholicité
latine et l’orthodoxie byzantine, lieu de conflit entre chrétienté
et islam. Premier pays du tiers-monde en Europe ou encore premier pays européen
dans le tiers monde, il est difficile de trancher. D’autres fractures s’y
joignent : vestiges des empires supranationaux, habsbourgeois et ottoman, restes
des nouveaux États découpés au gré des accords internationaux
et des programmes nationaux, héritage de deux guerres mondiales et d’une
guerre froide, idée de la nation du XIXe siècle et idéologies
nationalistes du XXe, directions tangentes ou transversales est-ouest et nord-sud,
relations entre l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest, divergences
entre les pays développés et ceux en voie de développement.
Autant de «divisions» qui s’affrontent sur la presqu’île
balkanique, «entre Occident et Orient». Leur nature rappelle par moments
les tragédies antiques, nées non loin de ces lieux. Sur l’autre
rive, le sable du Sahara (ce mot signifie «terre pauvre» ou «aride»)
avance, envahit d’un siècle à l’autre, kilomètre
par kilomètre, les terres environnantes. En maints endroits, il ne reste
qu’une lisière cultivable, entre mer et désert. Or ce territoire
est de plus en plus peuplé. Ses habitants sont jeunes en majeure partie,
alors que ceux de la côte nord ont vieilli. Les hégémonies
méditerranéennes se sont exercées à tour de rôle,
les nouveaux États succédant aux anciens. Les tensions qui se créent
le long de la côte africaine suscitent les inquiétudes du Sud et
du Nord. Si l’arriération fait naître l’ignorance ou
provoque l’indolence, l’abandon ou l’indifférence y contribuent.
Une déchirante alternative divise les esprits au Maghreb et au Machrek
: moderniser l’islam ou islamiser la modernité. Ces deux démarches
ne vont pas de pair : l’une semble exclure ou renier l’autre. Ainsi
s’aggravent les relations non seulement entre le monde arabe et la Méditerranée,
mais aussi au sein des nations arabes elles-mêmes, entre leurs projets unitaires
et leurs propensions particularistes. Les fermetures qui s’opèrent
dans le bassin tout entier contredisent une naturelle tendance à l’interdépendance.
La culture n’est pas en mesure de fournir un appui réel ou une aide
satisfaisante.
À un véritable dialogue se substituent, sur tout
le pourtour, de vagues tractations : Nord-Sud, Est-Ouest, la boussole
semble être détraquée. La mer Noire, notre voisine,
est liée à la Méditerranée
et à certains de ses mythes : ancienne mer d’aventure
et d’énigme, d’argonautes à la quête
de la Toison d’or, Colchide et Tauride, ports d’escale
et relais jalonnant les routes qui mènent au loin. L’Ukraine
reste auprès de cette mer comme une plaine continentale,
aussi féconde que mal exploitée, à laquelle
l’histoire ou la géographie n’ont pas permis
de trouver une vocation maritime. La Russie a dû se tourner
vers d’autres mers, au nord plus qu’au sud. Elle cherche
de nos jours des issues ou des corridors sur le Pont-Euxin et la
mer Intérieure. La mer Noire reste ainsi un golfe dans un
golfe. Sur ses rives se profilent des failles qui marquent, à
l’Est, un monde en détresse.
Appelée
naguère «golfe de Venise» et fière de porter ce nom,
l’Adriatique se voit réduite à un bras de mer. Ses ports sont
aujourd’hui moins prospères que naguère, l’eau en risque
d’être altérée, les poissons eux-mêmes se font,
par endroits, de plus en plus rares. Restent tant d’autres mers dont chacune
connaît ses propres litiges avec le littoral qui l’entoure : Ionienne,
Égée, Tyrrhénienne ou Ligurienne, celle des Baléares
ou celle de Marmara, avec plusieurs autres. Tout port prétend posséder
sa part de la mer. Les villes luttent avec elles-mêmes plus qu’avec
la mer. Les golfes se défendent plus difficilement de leurs bas rivages
que de la haute mer. Aucune île ne se contente du seul canal qui la sépare
d’une autre île ou du continent.
À quoi sert de recenser, avec résignation ou exaspération,
les atteintes que continue de subir la Méditerranée?
Rien ne nous autorise non plus à les ignorer : dégradation
de l’environnement, pollutions sordides, entreprises sauvages,
mouvements démographiques mal maîtrisés, corruption
au sens propre et au sens figuré, manque d’ordre et
défaut de discipline, localismes, régionalismes, népotisme,
bien d’autres «ismes» encore. La Méditerranée
n’est cependant pas seule responsable d’un tel état
de choses. Ses meilleures traditions – celles qui associaient
l’art et l’art de vivre – s’y sont opposées
en vain. Les notions de solidarité et d’échange,
de cohésion et de «partenariat» (ce néologisme
devient un passe-partout) doivent être soumises à un
examen critique. La seule crainte d’une immigration venant
de la côte du sud ne suffit pas pour déterminer une
politique d’envergure.
La Méditerranée existe-t-elle autrement
que dans notre imaginaire? – se demande-t-on au Sud comme
au Nord, au Ponant et au Levant. Et pourtant il existe des modes
d’être et des manières de vivre communs ou rapprochés,
en dépit des scissions et des conflits.
Certains considèrent, au commencement
et à la fin, les rives elles-mêmes, d’autres arrêtent
leur regard sur les seules façades. Il en résulte parfois non seulement
des visions ou des approches différentes, mais aussi des sensibilités
ou des vocabulaires divers. Les divergences rhétoriques, stylistiques ou
imaginaires provoquent parfois des divisions qui se nourrissent du mythe ou de
la réalité, de l’humilité ou de l’arrogance.
Il arrive à ceux qui traitent de la Méditerranée
de citer des phrases célèbres de Paul Valéry,
adoptant ses points de vue séduisants sans partager toujours
son exaltation : «Nulle part ailleurs, la puissance de la
parole, consciemment disciplinée et dirigée, n’a
été plus pleinement et utilement développée
: la parole ordonnée à la logique, employée
à la découverte de vérités abstraites,
construisant l’univers de la géométrie ou celui
des relations qui permettent la justice; ou bien maîtresse
du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier
de l’acquisition ou de la conservation du pouvoir» (éd.
Pléiade, vol. I, p. 1097). Qui oserait, aujourd’hui,
parler de la Méditerranée avec tant d’assurance
ou d’exaltation?
Bien des définitions qui
font partie de notre patrimoine sont sujettes à caution. Il n’existe
pas qu’une culture méditerranéenne : il y en a plusieurs au
sein d’une Méditerranée unique. Elles sont caractérisées
par des traits à la fois semblables et différents, rarement unis
et jamais identiques. Leurs similitudes sont dues à la proximité
d’une mer commune et à la rencontre, sur ses bords, de nations et
de formes d’expression voisines. Leurs différences sont marquées
par des faits d’origine et d’histoire, de croyances et de coutumes,
parfois irréconciliables. Ni les similitudes ni les différences
n’y sont absolues ou constantes. Ce sont tantôt les premières,
tantôt les dernières qui l’emportent. Le reste est mythologie. Élaborer
une culture interméditerranéenne alternative, la mise en œuvre
d’un tel projet ne semble pas imminente. Partager une vision différenciée,
c’est plus modeste, sans être toujours facile à réaliser.
Les vieux cordages submergés que la poésie se propose de retrouver
et de renouer, ont été souvent rompus ou arrachés, par l’ignorance
ou l’intolérance. Ce vaste amphithéâtre a vu jouer
longtemps le même répertoire, au point que les gestes ou les paroles
de ses acteurs sont souvent connus ou prévisibles. Son génie a pourtant
su, en dépit des circonstances, réaffirmer sa créativité
et renouveler sa fabulation. Il faut repenser les notions périmées
de périphérie et de centre, les anciens rapports de distance et
de proximité, les significations des coupures et des permanences, les symétries
face aux asymétries. Il ne suffit plus de considérer ces réalités
uniquement sur une échelle de proportions : elles peuvent s’exprimer
également en termes de valeurs. Certains concepts euclidiens de la géométrie
demandent à être redéfinis. «Inventions de l’esprit
méditerranéen», les canons de rhétorique et de narration,
les us et abus de politique et de dialectique ont trop longtemps servi et semblent
épuisés. Je ne sais si de telles mises en garde peuvent aider
à résister à ce pessimisme historique que j’ai indiqué
au début de ce périple et qui ressemble, par moments, à l’angoisse
des navigateurs du passé se dirigeant vers des rivages inconnus. Pourra-t-on
arrêter ou empêcher – et par quels moyens – les nouvelles
«divisions» qui se créent «à chaque point»,
«de l’Orient à l’Occident»? Ce sont là
des questions qui restent sans réponses. Predrag Matvejevic'
Président du Conseil Scientifique
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