J'ai choisi de limiter mon propos à quelques problèmes de politique
internationale concernant la région, en plaçant l'accent sur les conceptions
geopolitiques des Etats européens, en vue de répondre à deux questions : (i)
ces conceptions peuvent-elles acquérir une autonomie par rapport à celles qui
commandent la stratégie globale des Etats Unis ? ; (ii) sont-elles compatibles
avec un projet de développement économique et social positif pour le monde
arabe et iranien ? Il est évident que l'analyse des questions envisagées ici
implique logiquement celle d'autres problèmes, au moins : (i) les stratégies
globales des Etats Unis et leur évolution possible (ii) l'avenir du système
international après l'effondrement de la puissance soviétique ; (iii) la
dimension nouvelle que les armements de destruction massive donnent aux
relations internationales ; (iv) les ripostes des Etats arabes et de l'Iran aux
défis extérieurs auxquels ils sont
confrontés et les conflits internes à ce monde ; (v) la question du «
développement » à la lumière de la nouvelle mondialisation ; (vi) la question
palestinienne et celle des influences du sionisme sur les forces politiques et
sociales occidentales.
L'analyse des choix politico-stratégiques des pays
de la région (Etats européens, Russie ,Turquie, Etats arabes et Iran) doit
nécessairement s'ouvrir par la discussion de la stratégie des Etats Unis, bien
qu'il ne s'agisse pas d'un pays de la région, la raison en étant simplement que
les Etats Unis sont le seul Etat qui ait effectivement une stratégie politique
et militaire aux dimensions mondiales. Or pour les Etats Unis la région
considérée est une région du monde comme les autres, et est traitée comme telle
du point de vue des objectifs de leur hégémonie mondiale.
La stratégie hégémoniste des Etats Unis s'assigne
deux objectifs généraux : empêcher la constitution d'une région «Eurasie» (l'Europe
de l'Atlantique à Vladivostock), garantir l'ouverture des tiers mondes à
l'expansion capitaliste globale. Dans une analyse qui prend au sérieux
l'hégémonisme américain ces deux objectifs sont intimement liés et
complémentaires ce que le discours dominant ignore. Celui-ci est en effet fondé
sur deux a priori qui sont : (i) que le tiers monde (dont l'ouverture à
l'expansion capitaliste est bien entendu souhaitée en principe par tous les
partenaires de la triade) serait appelée à être relativement marginalisé dans
la nouvelle mondialisation, et (ii) qu'en conséquence la structure du système
mondial dépendra principalement des rapports internes à la triade, étant
entendu que l'Union Européenne est par elle même capable de devenir un
concurrent mettant un terme à l'hégémonie américaine.
Ces deux propositions sont erronées. Le rôle du
tiers monde tant comme pourvoyeur de ressources naturelles que comme producteur
industriel est appelé à grandir. On dit souvent - chiffres à l'appui - que le
rôle des matières premières que le tiers monde fournit est appelé à perdre son
importance, et que de ce fait le tiers monde est de plus en plus « marginal »
dans le système mondial. Sans doute l'évolution des technologies d'une part et
l'importance des ressources minérales des continents nord américain et
australien d'autre part ont-ils réduit provisoirement l'importance des apports
du tiers monde. Il reste qu'on ne peut en déduire que celui-ci soit désormais
marginal. Cette idée à la mode est simplement fausse. D'abord parce que la
réduction relative de la contribution du tiers monde est largement due à la
conjoncture de dépression, dominante depuis 1970, mais devrait reprendre une
place décisive dans l'hypothèse d'une nouvelle expansion soutenue et longue. Le
plus probable est que la course aux matières premières reprendra alors toute sa
virulence. D'autant que ces ressources risquent d'être raréfiées non seulement
par le cancer exponentiel du gaspillage de la consommation occidentale, mais
aussi par le développement de la nouvelle industrialisation des périphéries.
Les conflits pour l'accès à ces ressources sont donc loin d'avoir perdu leur
raison d'être.
Par ailleurs un nombre respectable de pays du Sud
sont appelés à devenir des producteurs industriels de plus en plus importants
tant pour leurs marchés internes que sur le marché mondial. Importateurs de
technologies, de capitaux, mais aussi concurrents à l'exportation, ils sont
appelés à peser dans les équilibres économiques mondiaux d'un poids
grandissant. Et il ne s'agit pas seulement de quelques pays de l'Asie de l'Est
(comme
Dans cette perspective l'establishment américain a
parfaitement compris que, dans la poursuite de son hégémonisme, il disposait de
trois avantages décisifs sur ses concurrents européen et japonais : le contrôle
des ressources naturelles du globe, le monopole militaire, le poids de la «
culture anglo saxonne » par laquelle s'exprime préférentiellement la domination
idéologique du capitalisme. La mise en oeuvre systématique de ces trois
avantages éclaire beaucoup d'aspects de la politique des Etats Unis, notamment
les efforts systématiques que Washington poursuit pour le contrôle militaire du
Moyen Orient pétrolier,sa stratégie offensive à l’ égard de
Le succès de la reconstruction économique et
sociale de l'Europe, devenue à nouveau un concurrent réel sur le marché
mondial, avait amorcé dans les années 60 et 70 un certain rapprochement entre
l'Europe occidentale et celle de l'Est, URSS incluse. Mais un rapprochement
velléitaire seulement et toujours prudent. Seul de Gaulle paraissait sur ce
plan convaincu qu'on pouvait aller plus loin. Car il va de soi que la
constitution éventuelle de ce bloc eurasiatique quelle qu'en soit la forme,
représenterait l'émergence d'un ensemble industriel, financier et militaire,
doté de surcroît de ressources naturelles abondantes, tel qu'il serait
inconcevable que l'hégémonie des Etats Unis puisse continuer à opérer.
La décision de faire la guerre dans le Golfe en
1990-
Et si la décomposition de l'URSS a transformé bien
des données du problème, elle n'a pas modifié la stratégie américaine, au
contraire elle lui a permis d'affirmer avec encore plus d'arrogance ses
objectifs hégémonistes. Il est vrai que le chaos qui règne dans l'ex URSS comme
dans d'autres pays de l'Europe de l'Est, la vulnérabilité de leurs sociétés
soumises au déploiement d'un capitalisme sauvage annulent leur capacité d'être
activement présentes sur l'échiquier international. Ces faiblesses encouragent
une autre vision de la « grande Europe » fondée sur la « latino américanisation
» des partenaires de l'Europe de l'Est et la réduction de
Le choix stratégique américain qui, contrairement
aux écrits journalistiques à la mode, met l'accent sur l'importance vitale de
maintenir et de renforcer dans l'ensemble du tiers monde un « climat politique
favorable à la libre entreprise », traduit une conscience aiguë que le tiers
monde n'est en aucune manière marginal. Au contraire maintenant que le conflit
Est-Ouest a disparu et tant que le conflit infra-ouest reste géré par les seuls
moyens de la concurrence économique acceptant les règles du jeu (loyalement ou
moins...) et ne risque pas de déraper vers des affrontements politiques
violents (sinon militaires comme ce fut le cas dans toute l'histoire du
capitalisme jusqu'en 1945), le conflit Etats Unis/tiers monde devient tout à
fait premier. Les évolutions fatales dans ce domaine doivent même aggraver les
motifs de confrontation, non seulement du fait de l'industrialisation du tiers
monde, mais encore du fait que désormais des puissances moyennes peuvent
devenir militairement « dangereuses », c'est à dire capables de menacer les
voies de communications maritimes et aériennes qui assurent l'hégémonie
mondiale des Etats Unis. Il paraît que l'Irak en était là ; et que cet argument
avait convaincu le Pentagone bien avant l'invasion du Koweït le 2 Août 1990
qu'il fallait détruire le potentiel militaire et industriel de ce pays. Que
vont faire les Etats Unis dans l'avenir, à l'égard d'autres pays du tiers monde
(l'Inde par exemple) potentiellement plus dangereux ?
L'importance centrale que Washington donne à ses
rapports avec les pays de l'Asie de l'Est témoigne de la réalité du rôle
grandissant que le tiers monde est appelé à avoir dans les équilibres mondiaux.
J'ai proposé quelques réflexions sur ce thème en appelant l'attention sur la
stratégie américaine qui vise à démembrer
Pour les Etats Unis donc le tiers monde reste bien
la « zone des tempêtes », qui menace cet ordre capitaliste mondial dont ils se
considèrent comme les garants suprêmes. C'est pourquoi les interventions de
Washington dans le tiers monde ne se comptent plus ; il n'y a pas une seule
région où les Etats Unis ne soient intervenus par la subversion, le coup
d'état, les pressions économiques et financières (mises en oeuvre par les
institutions « internationales » qu'ils dirigent - Banque Mondiale et FMI) et
l'intervention militaire indirecte ou directe. Jamais jusqu'ici les Européens
et le Japonais n'ont osé aller jusqu'à prendre position ouvertement contre ces
interventions ; ils s'y sont presque toujours associé, notamment ils n'ont
jamais utilisé leur voix au FMI et à
L'importance du tiers monde dans la stratégie
d'hégémonie américaine est à l'origine d'une réflexion militaire permanente
concernant les moyens d'intervention appropriés (forces d'intervention rapide, gestion
de conflits dits de « basse intensité » etc). Sans entrer dans le débat sur ces
questions, il faut rappeler que, après leur défaite au Viet Nam, le spectre
d'une nouvelle «sale guerre» paralysait la décision américaine. Avec la guerre
du Golfe l'administration américaine est sortie de l'impasse en choisissant une
conception de la guerre qui implique la destruction totale du pays adversaire
et de sa population, même si celui-ci est incapable de menacer réellement la
sécurité américaine. Le génocide est à nouveau à l'ordre du jour.
En son temps l'URSS s'était constamment ajustée à
ces évolutions de l'atlantisme. Dans un premier temps - à l'époque de Staline -
elle s'était limitée au repliement, concentrant ses efforts sur la création
d'une réplique à l'équipement nucléaire nouveau de l'art militaire. Dans un
second temps elle avait cru pouvoir défier le pouvoir hégémoniste des Etats
Unis par un déploiement militaire planétaire, pour l'essentiel maritime,
soutenu par quelques alliances fragiles ici ou là où cela lui paraissait
possible dans le tiers monde. Mais loin de convaincre l'Europe de l'inutilité
de son option atlantiste, ce choix des militaires soviétiques a servi au
contraire à perpétuer l'illusion de la menace.
Pour le Moyen Orient, qui est la région sur
laquelle porte notre analyse, la dimension militaire de la stratégie américaine
est centrale. C'est la raison pour laquelle Washington tient au chaux la «
menace irakienne ». Certes l'échec de la seconde guerre du Golfe - celle de
1998 qui n'a pas eu lieu - pourrait inspirer l'espoir de voir l'Europe cesser
de se rallier sans vergogne aux initiatives unilatérales de Washington. Il est
bon qu'au Conseil de Sécurité France, Russie et Chine se soient retrouvées,
soutenues par tous les pays du tiers monde et beaucoup d'Européens (mais pas
les Anglais) pour refuser la transformation de l'ONU en une chambre
d'enregistrement des décisions américaines. Mais il faut aller bien au delà et
oser penser des stratégies alternatives européenne et arabe. On en est bien
loin.
La dimension militaire de la stratégie américaine
trouve ses compléments naturels dans les choix politiques qu'ils soutiennent,
quand ils n'en sont pas les maîtres d'oeuvre. Le processus dit de paix en
Palestine amorcé à Madrid et Oslo par les déclarations de 1993 (Gaza et Jericho
etc), placé sous la tutelle américaine, n'a servi jusqu'ici qu'à renforcer les
ambitions expansionnistes d'Israël, sa puissance militaire (et notamment son
équipement nucléaire sur lequel les média occidentaux font le silence le plus
complet alors qu'ils agitent d'autres menaces, en fait sans commune mesure
!).En dépit des crimes commis quotidiennement dans les territoires occupés le
gouvernement du criminel de guerre Ariel Sharon demeure l’ allié privilégié des
puissances occidentales dans la région Le projet de « marché commun du Moyen
Orient », organisé autour d'Israël - un projet totalement made in USA - vient
compléter cette stratégie et ... éliminer les Européens de toute influence dans
la région par la même occasion. Le soutien politique aux mouvements islamistes,
en Turquie, en Egypte, en Algérie et ailleurs complète cette stratégie
américaine ; personne en effet ne pourrait mieux servir leurs intérêts par la
soumission servile aux impératifs du néo-libéralisme mondialisé que des
dictatures transférant la « résistance à l'Occident » au plan dit « culturel ».
Or sur toutes ces questions on ne voit pas, jusqu'à présent, l'Europe refuser
d'emboîter le pas aux projets américains. Des protestations velléitaires de quelques
uns, mais guère plus. Dans ces conditions l'idée même que par son poids
économique l'Europe pourrait imposer le « sharing » n'est guère qu'une
illusion.
La question est donc de savoir si les riverains de
Les différentes puissances européennes avaient eu
jusqu'en 1945 des politiques méditerranéennes propres à chacune d'elles, le
plus souvent conflictuelles d'ailleurs. Après la seconde guerre mondiale les
Etats de l'Europe occidentale n'ont pratiquement plus de politique
méditerranéenne et arabe, ni particulière à chacun d'eux, ni commune, autre que
celle que l'alignement sur les Etats Unis implique. Il reste que, même dans ce
cadre,
De Gaulle était le seul homme politique européen à
comprendre que cette option fondamentale étant en fait incompatible avec un
projet européen autonome, l'adhésion formelle de Londres à celui-ci ne devait
pas être recherchée. Cela n'a pas été le cas et aujourd'hui - la guerre du
Golfe l'a hélas illustré parfaitement - la participation de
Pour des raisons différentes l'Allemagne n'a pas
davantage de politique arabe et méditerranéenne spécifique et ne cherchera probablement
pas à en développer dans l'avenir visible. Handicapée par sa division et son
statut,
Les positions de
De Gaulle avait rompu avec ces illusions
simultanément paléocoloniales et proaméricaine. Il avait conçu alors le triple
projet ambitieux de moderniser l'économie française, de conduire un processus
de décolonisation permettant de substituer un néo-colonialisme souple aux
formules anciennes désormais dépassées et de compenser les faiblesses intrinsèques
à tout pays moyen comme
Mais le gaullisme n'a pas survécu à son fondateur
et, à partir de 1968, les forces politiques françaises tant de la droite
classique que de la gauche socialiste sont progressivement revenues aux
attitudes antérieures. Leur vision de la construction européenne s'est rétrécie
à la dimension du « marché commun », au face à face France-Allemagne fédérale
(au point que lorsque l'unification allemande s'est réalisée on en a été
quelque peu surpris et inquiet à Paris...) et à l'invitation pressante faite à
L'Italie est, par sa position géographique même,
forcément sensible aux problèmes méditerranéens. Cela ne signifie pas qu'elle
ait - de ce fait - une politique méditerranéenne et arabe réelle et, encore
moins, efficace ou autonome. Longtemps marginalisée dans le développement
capitaliste, l'Italie a été contrainte d'inscrire ses ambitions méditerranéennes
dans le sillage d'une alliance obligée avec d'autres puissances européennes,
plus décisives. De l'accomplissement de son unité au milieu du siècle dernier à
la chute de Mussolini en 1943 elle a toujours hésité entre l'alliance avec les
maîtres de
Mais l'Italie d'aujourd'hui n'est plus l'Italie du
siècle 1860-
Concernant les choix à long terme l'opinion
italienne reste néanmoins considérablement moins monolithique que celle des
autres pays européens, et on peut proposer ici un reclassement des divergences
dans quatre tendances : l'atlantisme, l'universalisme, le mittel- européanisme
et le méditerranéisme.
L'atlantisme, qui s'exerce en Italie dans une
vision qui implique un profil politique extérieur bas dans le sillage des Etats
Unis, a dominé l'action et les options des gouvernements chrétiens démocrates
depuis 1947. Il est également dominant, dans une vision plus idéologisée
encore, dans certains secteurs de la bourgeoisie laïque (les Républicains et
les Libéraux, certains socialistes). Car chez les chrétiens démocrates il est
tempéré par la pression de l'universalisme de la tradition catholique. Il est
caractéristique que la papauté a souvent pris de ce fait, des positions vis à
vis des peuples arabes (notamment dans la question palestinienne) et de ceux du
tiers monde moins rétrogrades que celles de nombreux gouvernements italiens et
occidentaux en général. Le glissement à gauche d'une partie de l'Eglise catholique,
sous l'influence de la théologie de la libération d'Amérique latine, renforce
aujourd'hui cet universalisme dont on retrouve des versions laïques dans les
mouvements pacifistes, écologistes et tiers mondistes. Le courant mittel
européaniste plonge ses racines dans le XIXe siècle italien et la coupure
Nord-Sud que l'unité italienne n'a pas surmontée. Accroché aux intérêts du
grand capital milanais, il suggère de donner la priorité à l'expansion
économique de l'Italie vers l'Est européen, en association étroite avec
l'Allemagne. Dans ce cadre,
La droite italienne , réunifiée sous la direction
de Berlusconi au pouvoir , a fait l’ option de s’ inscrire dans le sillage de
l’ axe atlantique Washington – Londres – Berlin . Le comportement des forces de
police lors du G8 de Gênes ( juillet 2001 ) exprime ce choix on ne peut plus
clairement.
L'Espagne et le Portugal occupent une place
importante dans la géostratégie d'hégémonie mondiale des Etats Unis. Le
Pentagone considère en effet que l'axe Açores-Canaries- Gibraltar-Baléares est
essentiel pour la surveillance de l'Atlantique nord et sud et le verrouillage
de l'entrée en Méditerranée. Les Etats Unis avaient donc forgé leur alliance
avec ces deux pays au lendemain même de la seconde guerre mondiale, sans
éprouver la moindre gêne du fait de leur caractère fasciste. Au contraire même
l'anticommunisme forcené des dictatures de Salazar et de Franco servait bien la
cause hégémoniste des Etats Unis permettant de faire admettre le Portugal dans
l'OTAN et d'établir sur le sol espagnol des bases américaines de première
importance. En contre partie les Etats Unis et leurs alliés européens ont
soutenu sans réserve le Portugal jusqu'au terme de sa défaite dans sa guerre
coloniale.
L'évolution démocratique de l'Espagne après la
mort de Franco n'a pas été l'occasion d'une remise en question de l'intégration
du pays dans le système militaire américain. Au contraire même l'adhésion formelle
de l'Espagne à l'OTAN (en Mai 1982) avait fait l'objet d'un véritable chantage
électoral laissant entendre que la participation à
Depuis, l'alignement de Madrid sur les positions
de Washington est sans réserve. En contrepartie les Etats Unis seraient,
paraît-il, intervenus pour « modérer » les revendications marocaines sur Ceuta
et Mellila et même pour tenter de convaincre
Les gouvernements socialistes puis de droite ont
donc procédé à un redéploiement des forces espagnoles pour faire face à un «
front sud » éventuel, comme ils se sont engagés dans un programme de
modernisation de l'armée de terre, de l'aviation et de la marine. Ce
basculement, requis par Washington et l'OTAN, est l'une des nombreuses
manifestations de la nouvelle stratégie hégémoniste américaine substituant le
Sud à l'Est dans la « défense » de l'Occident. Il est accompagné, en Espagne,
d'un discours nouveau qui met en avant un «ennemi hypothétique venant du Sud»,
dont l'identification, pour ambiguë et imprécise qu'elle soit dans la forme, ne
laisse planer aucun doute. Curieusement, ce discours des milieux démocratiques
(et socialistes) espagnols puise à la vieille tradition de
Fort de son ralliement atlantiste inconditionnel
Madrid espérait jouer un rôle payant, au moins en termes de prestige. Mais ici
l'Espagne se heurte aux réticences traditionnelles du Portugal qui a repoussé
les propositions de Madrid en vue de constituer un commandement ibérique
unifié. Quant à la modernisation de l'armée, elle demeure handicapée par le
retard technologique espagnol, jugé par les experts responsables de
l'incapacité du pays, dans l'état actuel des choses, d'accéder à la propriété
de technologies à la hauteur de ses responsabilités militaires. C'est pourquoi,
en attendant, les Etats Unis assument directement la responsabilité du contrôle
de l'axe stratégique Canaries-Gibraltar-Baléares.
Dans le cadre européen l'Espagne n'a donc pas
choisi de rallier le camp éventuel d'une autonomie vis à vis des Etats Unis.Le
gouvernement de droite dirigé par Aznar a confirmé cet alignement atlantiste de
Madrid . Plus encore que l'Italie, l’ Espagne se refuse à capitaliser sa
position méditerranéenne au bénéfice d'une nouvelle politique européenne en
direction du monde arabe, de l'Afrique et du tiers monde, prenant des distances
à l'égard des exigences de l'hégémonisme américain. L'idée française d'un
groupe méditerranéen au sein de l'Union Européenne reste, de ce fait, suspendue
en l'air, sans point d'appui sérieux. D'ailleurs au plan économique le capital
espagnol, héritier ici de la tradition franquiste, a placé ses espoirs
principaux d'expansion dans le développement d'accords avec l'Allemagne et le
Japon, invités à participer à la modernisation de
Tant qu'elle a existé, la ligne de confrontation
Est-Ouest passait par le travers des Balkans. Le ralliement obligé des Etats de
région soit à Moscou, soit à Washington - la seule exception avait été celle de
La fidélité d'Athènes à l'Occident euro-américain ne lui a pas même valu
un soutien réel dans son conflit avec
L'ensemble de la région balkanique-danubienne (Yougoslavie, Albanie,
Hongrie, Roumanie et Bulgarie) était entrée en 1945 dans le giron de Moscou,
soit par le fait de l'occupation militaire soviétique et l'acquiescement des
partenaires de Yalta, soit par le fait de leur propre libération et de l'option
de leurs peuples en Yougoslavie et en Albanie.
La décomposition de l'Europe sud orientale à partir de
Des analyses proposées ci-dessus concernant les options
politico-stratégiques des pays de la rive nord de
L'après seconde guerre mondiale est en tout état de cause maintenant
terminé et l'effondrement de la puissance soviétique en est la manifestation la
plus évidente. Va-t-on, dans ces conditions, vers une recomposition du système
mondial intégré et, sur ces bases, un nouvel essor plus ou moins généralisé,
même si toujours forcément inégal ? Le discours des pouvoirs et des idéologies
qui dominent en Occident ne permet de voir que cette perspective, sans même
être capable d'en mesurer les obstacles autres que purement " passagers
", a fortiori les contradictions internes explosives et grandissantes qui
rendent cette perspective fort peu probable à mon avis. Ajoutons que les
guerres du Golfe et de Yougoslavie ont donné lieu à une explosion médiatique de
discours para t cette perspective de vertus supplémentaires qui ouvriraient la
voie à une reconstruction du système mondial fondé sur le " droit "
(!) et la "justice "(!!), gage d'une longue paix etc...
Si la tentative de reconstruire l'unification du monde par le marché est
une utopie réactionnaire, la raison en est que l'expansion capitaliste est par
nature polarisante à l'échelle mondiale et que cette polarisation est
inacceptable pour les peuples des périphéries – la majorité de l'humanité.
Faut-il rappeler que les vingt ou trente années du marché capitaliste intégré
dans le cadre de l'hégémonie britannique (1850-1880) ont été suivies par 65 ans
de rivalités interimpérialistes (1880-1945) si violentes qu'elles ont
occasionné deux guerres mondiales, et, à partir de 1917 par 70 ans de
déconnexion effective de l'URSS puis de
Nous revenons alors aux perspectives à moyen terme concernant la région
Europe-Monde arabe et iranien. Il est plus efficace, à mon avis, de partir
" à l'envers " de la construction de l'image de ce que "
devraient " être les rapports " idéals " entre ces régions, pour
mesurer la distance qu'il y aurait à parcourir pour atteindre cet objectif. On
verra alors que les évolutions du passé proche n'ont pas préparé le terrain
pour un développement ultérieur favorable, mais au contraire en ont rendu le
parcours plus escarpé, comme on verra que les soubresauts qui se dessinent ne
s'inscrivent pas, même chaotiquement, dans le schéma de la reconstruction
souhaitable, mais au contraire aggravent les contradictions du système.
Le modèle " idéal " suppose bien entendu un système de valeurs
qui constitue son support. J'explicite ces critères : la réduction des écarts
de développement entre les partenaires (Europe occidentale, Europe orientale,
Russie, pays arabes semi industrialisés pauvres, pays pétroliers peu peuplés et
financièrement riches, pays du quart monde) un degré acceptable d'autonomie
nationale qui permette de définir efficacement des politiques adaptées aux
problèmes spécifiques de ces pays fort différents, des politiques progressistes
s'attaquant aux problèmes sociaux essentiels, la maîtrise dans ce cadre de la
double ouverture extérieure des partenaires les uns par rapport aux autres et
par rapport aux autres régions du monde. Il va sans dire que la réalisation de
cet " idéal " exige des modifications profondes dans les structures
de pouvoirs, la substitution de nouvelles hégémonies sociales à celles qui
définissent aujourd'hui ces pouvoirs. J'explicite ces substitutions dans les
termes suivants : (i) la construction d'une hégémonie du monde " salarial
" se substituant à celle du capital en Occident européen ; (ii) la
construction d'une alliance sociale populaire se substituant au capitalisme
sauvage à l'Est ; (iii) la construction d'alliances nationales populaires se
substituant aux hégémonies compradores dans le monde arabe, en Iran et en
Turquie. Enoncer ces conditions, c'est déjà donner une mesure des tâches
gigantesques qui restent à accomplir pour en rendre la perspective possible,
puisque les sujets sociaux et politiques actifs, susceptibles d'agir dans ce
sens, n'existent qu'en l'état de forces potentielles tandis que les
organisations politiques et les expressions idéologiques qui occupent la scène
n'ont pas de prise sur les enjeux réels des conflits en cours.
En dépassant par l'imagination les obstacles à la réalisation de ces
transformations on conçoit alors que le modèle " idéal " en question
supposerait la cristallisation de ces régions (l'Europe, le monde arabe,
Le passé proche a certainement renforcé tous les aspects négatifs de la
polarisation centre/périphéries immanente au " capitalisme réellement
existant " : écart grandissant entre l'Europe, les pays du tiers monde et
ceux du quart monde ; affermissement de la balkanisation et vulnérabilité
accentuée des pays de la région ; renforcement des inégalités sociales internes
dans presque tous ces pays ; impasses de la cause de la démocratie etc... Il me
paraît encore plus grave que les forces politiques et idéologiques dominantes à
gauche comme à droite chez les partenaires européens n'imaginent pas que
l'unité arabe puisse être souhaitable. L'Europe ne s'est pas départie de son
attitude impérialiste traditionnelle qui considère " l'autre " -
surtout si cet autre est culturellement différent - comme un ennemi qui doit
être maintenu faible et divisé. L'ordre mondial du capitalisme réellement
existant repose sur ce principe fondamental et rien n'indique que les opinions
occidentales soient en mesure de renoncer à ce principe. Dans le Moyen Orient
depuis un demi siècle cet ordre mondial sauvage a un objectif stratégique et un
seul : perpétuer ce que pudiquement on qualifie d'accessibilité au pétrole, en
termes clairs la domination des puissances occidentales sur cette richesse dont
l'exploitation doit être soumise aux seules exigences de l'expansion économique
de l'Ouest. Pour atteindre cet objectif deux moyens complémentaires sont mis en
oeuvre : (i)il faut perpétuer la division du monde arabe et assurer la survie
des régimes archaïques du Golfe - Arabie Saoudite, Koweït, Emirats - de manière
à ruiner toute possibilité que la richesse pétrolière soit mise au service des
peuples arabes ; (ii) il faut garantir la suprématie militaire absolue
d'Israël, qu'on a aidé à se doter d'armes nucléaires, de manière à pouvoir
intervenir à tout moment. La guerre du Golfe a démontré que l'Europe n'avait
pas de concept de ses relations avec le monde arabe, différent de celui des
Etats Unis. Le chantage permanent d'Israël, contraignant l'Occident dans son
ensemble à se solidariser avec lui contre les "barbares" de l'Orient,
opère dans ce cadre et n'a d'efficacité que dans la mesure où effectivement
l'Europe n'a pas de vision propre de son rapport à son Sud, arabe turc et
iranien.
Les différents scénarios à moyen terme concernant les rapports Nord-Sud
pour la région considérée peuvent maintenant être relus à la lumière des réflexions
qui ont précédé. Le critère de distinction de ces scénarios est toujours en
dernière analyse le degré d'autonomie de l'Europe vis à vis des Etats Unis et
le degré de régionalisation au sein du système mondial qui peut l'accompagner.
Le scénario d'un néo-impérialisme collectif européen dominant plus
particulièrement " son " Sud arabe et africain flatte peut être les
esprits nostalgiques du passé ; la guerre du Golfe a démontré qu'il n'avait
aucune consistance. Si le pétrole doit être contrôlé par " l'Occident
" il ne peut l'être que directement par l'armée américaine ; et l'Europe
ne pourrait jouer contre ce projet que la carte de l'amitié des peuples arabes.
Le monde arabe n'appartient pas à la sphère d'influence de l'Union Européenne mais
à celle des Etats Unis, tout comme demain probablement l'Afrique australe
reorganisée autour de l'Afrique du Sud. La sphère proprement européenne risque
alors d'être réduite au quart monde africain. L'Allemagne d'ailleurs paraît
être consciente de ce fait et agit en conséquence. Quant à
Doit-on parler alors de restauration de l'hégémonie des Etats Unis, trop
vite enterrée ? Ce qui se dessine est - à mon avis - tout autre : un trio Etats
Unis-Japon-Allemagne dans lequel les rôles et les perspectives sont distincts.
Le Japon et l'Allemagne pousseront leur avantage dans la compétition
économique, tandis que les Etats Unis rempliront le rôle - coûteux pour eux à
terme en matière de compétition économique - du gendarme chargé de maintenir
cet ordre mondial très particulier. J'appelle cet ordre qui se dessine pour le
moyen terme à venir, " l'Empire du chaos ". Il ne s'agit pas en effet
de la construction d'un nouvel ordre mondiale un peu moins mauvais que celui
dont nous sortons (l'après seconde guerre mondiale), mais d'une sorte d'ordre
mondial militaire d'accompagnement de l'ordre du capitalisme néo-libéral sauvage.
Dans la conception stratégique globale de Washington les fonctions
attribuées aux forces armées européennes sont celles de supplétifs chargés d’
occuper le terrain préparé par les bombardements à haute altitude dont les
Etats Unis se réservent la décision , comme ils se réservent bien entendu la
décision politique finale au sein de l’ OTAN .