SAMIR AMIN

 

QUELQUES PROBLEMES DE POLITIQUE INTERNATIONALE

CONCERNANT LA REGION MEDITERRANEE-GOLFE

 

 

J'ai choisi de limiter mon propos à quelques problèmes de politique internationale concernant la région, en plaçant l'accent sur les conceptions geopolitiques des Etats européens, en vue de répondre à deux questions : (i) ces conceptions peuvent-elles acquérir une autonomie par rapport à celles qui commandent la stratégie globale des Etats Unis ? ; (ii) sont-elles compatibles avec un projet de développement économique et social positif pour le monde arabe et iranien ? Il est évident que l'analyse des questions envisagées ici implique logiquement celle d'autres problèmes, au moins : (i) les stratégies globales des Etats Unis et leur évolution possible (ii) l'avenir du système international après l'effondrement de la puissance soviétique ; (iii) la dimension nouvelle que les armements de destruction massive donnent aux relations internationales ; (iv) les ripostes des Etats arabes et de l'Iran aux défis extérieurs auxquels ils sont confrontés et les conflits internes à ce monde ; (v) la question du « développement » à la lumière de la nouvelle mondialisation ; (vi) la question palestinienne et celle des influences du sionisme sur les forces politiques et sociales occidentales.

 

I La stratégie hégémonique des Etats Unis

 

L'analyse des choix politico-stratégiques des pays de la région (Etats européens, Russie ,Turquie, Etats arabes et Iran) doit nécessairement s'ouvrir par la discussion de la stratégie des Etats Unis, bien qu'il ne s'agisse pas d'un pays de la région, la raison en étant simplement que les Etats Unis sont le seul Etat qui ait effectivement une stratégie politique et militaire aux dimensions mondiales. Or pour les Etats Unis la région considérée est une région du monde comme les autres, et est traitée comme telle du point de vue des objectifs de leur hégémonie mondiale.

La stratégie hégémoniste des Etats Unis s'assigne deux objectifs généraux : empêcher la constitution d'une région «Eurasie» (l'Europe de l'Atlantique à Vladivostock), garantir l'ouverture des tiers mondes à l'expansion capitaliste globale. Dans une analyse qui prend au sérieux l'hégémonisme américain ces deux objectifs sont intimement liés et complémentaires ce que le discours dominant ignore. Celui-ci est en effet fondé sur deux a priori qui sont : (i) que le tiers monde (dont l'ouverture à l'expansion capitaliste est bien entendu souhaitée en principe par tous les partenaires de la triade) serait appelée à être relativement marginalisé dans la nouvelle mondialisation, et (ii) qu'en conséquence la structure du système mondial dépendra principalement des rapports internes à la triade, étant entendu que l'Union Européenne est par elle même capable de devenir un concurrent mettant un terme à l'hégémonie américaine.

Ces deux propositions sont erronées. Le rôle du tiers monde tant comme pourvoyeur de ressources naturelles que comme producteur industriel est appelé à grandir. On dit souvent - chiffres à l'appui - que le rôle des matières premières que le tiers monde fournit est appelé à perdre son importance, et que de ce fait le tiers monde est de plus en plus « marginal » dans le système mondial. Sans doute l'évolution des technologies d'une part et l'importance des ressources minérales des continents nord américain et australien d'autre part ont-ils réduit provisoirement l'importance des apports du tiers monde. Il reste qu'on ne peut en déduire que celui-ci soit désormais marginal. Cette idée à la mode est simplement fausse. D'abord parce que la réduction relative de la contribution du tiers monde est largement due à la conjoncture de dépression, dominante depuis 1970, mais devrait reprendre une place décisive dans l'hypothèse d'une nouvelle expansion soutenue et longue. Le plus probable est que la course aux matières premières reprendra alors toute sa virulence. D'autant que ces ressources risquent d'être raréfiées non seulement par le cancer exponentiel du gaspillage de la consommation occidentale, mais aussi par le développement de la nouvelle industrialisation des périphéries. Les conflits pour l'accès à ces ressources sont donc loin d'avoir perdu leur raison d'être.

Par ailleurs un nombre respectable de pays du Sud sont appelés à devenir des producteurs industriels de plus en plus importants tant pour leurs marchés internes que sur le marché mondial. Importateurs de technologies, de capitaux, mais aussi concurrents à l'exportation, ils sont appelés à peser dans les équilibres économiques mondiaux d'un poids grandissant. Et il ne s'agit pas seulement de quelques pays de l'Asie de l'Est (comme la Corée), mais de l'immense Chine et, demain, de l'Inde et des grands pays d'Amérique latine. Or, loin d'être un facteur de stabilisation, l'accélération de l'expansion capitaliste dans le Sud ne peut être qu'à l'origine de conflits violents, internes et internationaux. Car cette expansion ne peut absorber, dans les conditions de la périphérie, l'énorme réserve de force de travail qui s'y trouve concentrée. De ce fait les périphéries du système demeurent la «zone des tempêtes ». Les centres du système capitalistes ont donc besoin d'exercer leur domination sur les périphéries, de soumettre leurs peuples à la discipline impitoyable que la satisfaction de ses priorités exige. Certes on peut imaginer - théoriquement - soit que cette domination soit exercée par une puissance hégémonique, soit qu'elle soit partagée par les partenaires de la triade (c'est le « sharing » de certains discours).

Dans cette perspective l'establishment américain a parfaitement compris que, dans la poursuite de son hégémonisme, il disposait de trois avantages décisifs sur ses concurrents européen et japonais : le contrôle des ressources naturelles du globe, le monopole militaire, le poids de la « culture anglo saxonne » par laquelle s'exprime préférentiellement la domination idéologique du capitalisme. La mise en oeuvre systématique de ces trois avantages éclaire beaucoup d'aspects de la politique des Etats Unis, notamment les efforts systématiques que Washington poursuit pour le contrôle militaire du Moyen Orient pétrolier,sa stratégie offensive à l’ égard de la Corée - mettant à profit la « crise financière » de ce pays - et à l'égard de la Chine, son jeu subtil visant à perpétuer les divisions en Europe - en mobilisant à cette fin son allié inconditionnel britannique - et à empêcher un rapprochement sérieux entre l'Union Européenne et la Russie. Au plan du contrôle global des ressources de la planète les Etats Unis disposent d'un avantage décisif sur l'Europe et le Japon. Non seulement parce que les Etats Unis sont la seule puissance militaire mondiale, et donc qu'aucune intervention forte dans le tiers monde ne peut être conduite sans eux. Mais encore parce que l'Europe (ex URSS exclue) et le Japon sont, eux, démunis des ressources essentielles à la suivie de leur économie. Par exemple leur dépendance dans le domaine énergétique, notamment leur dépendance pétrolière à l'égard du Golfe, est et restera longtemps considérable, même si elle devait décroître en termes relatifs. En s'emparant - militairement - du contrôle de cette région par la guerre du Golfe les Etats Unis ont démontré qu'ils étaient parfaitement conscients de l'utilité de ce moyen de pression dont ils disposent à l'égard de leurs alliés-concurrents. Naguère le pouvoir soviétique avait également compris cette vulnérabilité de l'Europe et du Japon et certaines interventions soviétiques dans le tiers monde avaient eu pour objet de le leur rappeler, de manière à les amener à négocier sur d'autres terrains. Evidemment les déficiences de l'Europe et du Japon pourraient être compensées dans l'hypothèse d'un rapprochement sérieux Europe-Russie (la maison commune ») C'est la raison même pour laquelle le danger de cette construction de l'Eurasie est vécu par Washington comme un cauchemar.

Le succès de la reconstruction économique et sociale de l'Europe, devenue à nouveau un concurrent réel sur le marché mondial, avait amorcé dans les années 60 et 70 un certain rapprochement entre l'Europe occidentale et celle de l'Est, URSS incluse. Mais un rapprochement velléitaire seulement et toujours prudent. Seul de Gaulle paraissait sur ce plan convaincu qu'on pouvait aller plus loin. Car il va de soi que la constitution éventuelle de ce bloc eurasiatique quelle qu'en soit la forme, représenterait l'émergence d'un ensemble industriel, financier et militaire, doté de surcroît de ressources naturelles abondantes, tel qu'il serait inconcevable que l'hégémonie des Etats Unis puisse continuer à opérer.

La décision de faire la guerre dans le Golfe en 1990-1991 a été prise tout à fait délibérément par Washington comme l'un des moyens à déployer pour tuer dans l'oeuf toute tentation de constituer ce « bloc eurasiatique » : en affaiblissant l'Europe (par le contrôle du pétrole désormais assuré unilatéralement par les Etats Unis), en révélant la fragilité de la construction politique européenne elle même (par l'affichage de ses divergences de vues), en neutralisant l'URSS - déjà il est vrai en voie de décomposition - en substituant au vieil épouvantail usé du « danger communiste » celui du nouveau danger « venant du Sud ». A court terme la contre offensive américaine a donné les résultats que Washington attendait d'elle.

Et si la décomposition de l'URSS a transformé bien des données du problème, elle n'a pas modifié la stratégie américaine, au contraire elle lui a permis d'affirmer avec encore plus d'arrogance ses objectifs hégémonistes. Il est vrai que le chaos qui règne dans l'ex URSS comme dans d'autres pays de l'Europe de l'Est, la vulnérabilité de leurs sociétés soumises au déploiement d'un capitalisme sauvage annulent leur capacité d'être activement présentes sur l'échiquier international. Ces faiblesses encouragent une autre vision de la « grande Europe » fondée sur la « latino américanisation » des partenaires de l'Europe de l'Est et la réduction de la Russie à un pourvoyeur de matières premières. Mais au profit de qui pourrait fonctionner - pour un temps - un tel système ? Principalement sans doute au profit de l'Allemagne reprenant sa tradition du Drang nach Osten, déjà bien en place en Pologne, Tchéquie, Hongrie, Slovénie,Croatie et pays baltes. L'avenir de la Russie ramenée aux fonctions de pourvoyeur de matières premières est plus incertain et là les Etats Unis livrent une bataille dont les Européens ne paraissent pas saisir l'importance des enjeux. Tout cela joue en tout cas au bénéfice de forces centrifuges écartelant le projet européen, donne à l'Allemagne une marge de choix que ses partenaires n'ont pas, renforce le jeu séparé de la Grande Bretagne, dans le sillage de Washington. Tablant sur l'attraction des pays du Nord européen pour la culture anglo-saxonne, ces forces centrifuges - si elles parvenaient à trouver un terrain de convergence(entre la Grande Bretagne et l'Allemagne) - réduiraient le projet européen à ne pas sortir des limites qu'il n'a pas franchi jusqu'ici, celles d'un « marché commun » inscrit dans la mondialisation néolibérale et par conséquent incapable de mettre en question l'hégémonisme global des Etats Unis.L’ intervention active des Etats Unis dans les affaires européennes , en dictant les conditions de celle de l’ OTAN Yougoslavie , s’ inscrit dans cette stratégie de neutralisation du concurrent européen vélléitaire.

Le choix stratégique américain qui, contrairement aux écrits journalistiques à la mode, met l'accent sur l'importance vitale de maintenir et de renforcer dans l'ensemble du tiers monde un « climat politique favorable à la libre entreprise », traduit une conscience aiguë que le tiers monde n'est en aucune manière marginal. Au contraire maintenant que le conflit Est-Ouest a disparu et tant que le conflit infra-ouest reste géré par les seuls moyens de la concurrence économique acceptant les règles du jeu (loyalement ou moins...) et ne risque pas de déraper vers des affrontements politiques violents (sinon militaires comme ce fut le cas dans toute l'histoire du capitalisme jusqu'en 1945), le conflit Etats Unis/tiers monde devient tout à fait premier. Les évolutions fatales dans ce domaine doivent même aggraver les motifs de confrontation, non seulement du fait de l'industrialisation du tiers monde, mais encore du fait que désormais des puissances moyennes peuvent devenir militairement « dangereuses », c'est à dire capables de menacer les voies de communications maritimes et aériennes qui assurent l'hégémonie mondiale des Etats Unis. Il paraît que l'Irak en était là ; et que cet argument avait convaincu le Pentagone bien avant l'invasion du Koweït le 2 Août 1990 qu'il fallait détruire le potentiel militaire et industriel de ce pays. Que vont faire les Etats Unis dans l'avenir, à l'égard d'autres pays du tiers monde (l'Inde par exemple) potentiellement plus dangereux ?

L'importance centrale que Washington donne à ses rapports avec les pays de l'Asie de l'Est témoigne de la réalité du rôle grandissant que le tiers monde est appelé à avoir dans les équilibres mondiaux. J'ai proposé quelques réflexions sur ce thème en appelant l'attention sur la stratégie américaine qui vise à démembrer la Chine. La crise financière de l'Asie du Sud est et de la Corée a révélé l'extrême brutalité de la stratégie américaine dans ses rapports avec le « tiers monde dangereux ». Une crise financière finalement mineure - la France et la Grande Bretagne en ont connu une dizaine non moins sévères dans l'après guerre - sert de prétexte pour tenter d'imposer un véritable démantèlement de l'industrie coréenne. Ces affreux monopoles coréens (quelle hypocrisie !) doivent être démantelés et ouverts à la pénétration ... des monopoles américains. Les Etats Unis souffrent d'une crise financière (leur déficit extérieur) plus importante per capita que celle de la Corée, et cela depuis plus de vingt ans. Voit-on le FMI proposer, comme solution à cette crise, la vente forcée de Boeing par exemple (qui est un monopole lui aussi que je sache) à son concurrent européen Airbus ? En fait la guerre Etats Unis-Asie orientale a commencé. Et cette guerre n'entre pas dans la logique des « conflits culturels » à la Huntington, même si ce thème est mobilisé pour en masquer les enjeux réels. Il s'agit d'une guerre préventive que l'hégémonisme américain déclenche contre un adversaire important possible, fut-il capitaliste.

Pour les Etats Unis donc le tiers monde reste bien la « zone des tempêtes », qui menace cet ordre capitaliste mondial dont ils se considèrent comme les garants suprêmes. C'est pourquoi les interventions de Washington dans le tiers monde ne se comptent plus ; il n'y a pas une seule région où les Etats Unis ne soient intervenus par la subversion, le coup d'état, les pressions économiques et financières (mises en oeuvre par les institutions « internationales » qu'ils dirigent - Banque Mondiale et FMI) et l'intervention militaire indirecte ou directe. Jamais jusqu'ici les Européens et le Japonais n'ont osé aller jusqu'à prendre position ouvertement contre ces interventions ; ils s'y sont presque toujours associé, notamment ils n'ont jamais utilisé leur voix au FMI et à la Banque Mondiale pour s'opposer aux volontés de Washington ; ils ont même aligné la politique de l'Union Européenne sur celle de ces institutions en Afrique.

L'importance du tiers monde dans la stratégie d'hégémonie américaine est à l'origine d'une réflexion militaire permanente concernant les moyens d'intervention appropriés (forces d'intervention rapide, gestion de conflits dits de « basse intensité » etc). Sans entrer dans le débat sur ces questions, il faut rappeler que, après leur défaite au Viet Nam, le spectre d'une nouvelle «sale guerre» paralysait la décision américaine. Avec la guerre du Golfe l'administration américaine est sortie de l'impasse en choisissant une conception de la guerre qui implique la destruction totale du pays adversaire et de sa population, même si celui-ci est incapable de menacer réellement la sécurité américaine. Le génocide est à nouveau à l'ordre du jour.

En son temps l'URSS s'était constamment ajustée à ces évolutions de l'atlantisme. Dans un premier temps - à l'époque de Staline - elle s'était limitée au repliement, concentrant ses efforts sur la création d'une réplique à l'équipement nucléaire nouveau de l'art militaire. Dans un second temps elle avait cru pouvoir défier le pouvoir hégémoniste des Etats Unis par un déploiement militaire planétaire, pour l'essentiel maritime, soutenu par quelques alliances fragiles ici ou là où cela lui paraissait possible dans le tiers monde. Mais loin de convaincre l'Europe de l'inutilité de son option atlantiste, ce choix des militaires soviétiques a servi au contraire à perpétuer l'illusion de la menace.

Pour le Moyen Orient, qui est la région sur laquelle porte notre analyse, la dimension militaire de la stratégie américaine est centrale. C'est la raison pour laquelle Washington tient au chaux la « menace irakienne ». Certes l'échec de la seconde guerre du Golfe - celle de 1998 qui n'a pas eu lieu - pourrait inspirer l'espoir de voir l'Europe cesser de se rallier sans vergogne aux initiatives unilatérales de Washington. Il est bon qu'au Conseil de Sécurité France, Russie et Chine se soient retrouvées, soutenues par tous les pays du tiers monde et beaucoup d'Européens (mais pas les Anglais) pour refuser la transformation de l'ONU en une chambre d'enregistrement des décisions américaines. Mais il faut aller bien au delà et oser penser des stratégies alternatives européenne et arabe. On en est bien loin.

La dimension militaire de la stratégie américaine trouve ses compléments naturels dans les choix politiques qu'ils soutiennent, quand ils n'en sont pas les maîtres d'oeuvre. Le processus dit de paix en Palestine amorcé à Madrid et Oslo par les déclarations de 1993 (Gaza et Jericho etc), placé sous la tutelle américaine, n'a servi jusqu'ici qu'à renforcer les ambitions expansionnistes d'Israël, sa puissance militaire (et notamment son équipement nucléaire sur lequel les média occidentaux font le silence le plus complet alors qu'ils agitent d'autres menaces, en fait sans commune mesure !).En dépit des crimes commis quotidiennement dans les territoires occupés le gouvernement du criminel de guerre Ariel Sharon demeure l’ allié privilégié des puissances occidentales dans la région Le projet de « marché commun du Moyen Orient », organisé autour d'Israël - un projet totalement made in USA - vient compléter cette stratégie et ... éliminer les Européens de toute influence dans la région par la même occasion. Le soutien politique aux mouvements islamistes, en Turquie, en Egypte, en Algérie et ailleurs complète cette stratégie américaine ; personne en effet ne pourrait mieux servir leurs intérêts par la soumission servile aux impératifs du néo-libéralisme mondialisé que des dictatures transférant la « résistance à l'Occident » au plan dit « culturel ». Or sur toutes ces questions on ne voit pas, jusqu'à présent, l'Europe refuser d'emboîter le pas aux projets américains. Des protestations velléitaires de quelques uns, mais guère plus. Dans ces conditions l'idée même que par son poids économique l'Europe pourrait imposer le « sharing » n'est guère qu'une illusion.

La question est donc de savoir si les riverains de la Méditerranée et de ses prolongements - Européens, Arabes, Turcs, Iraniens, pays de la Corne de l'Afrique - s'orienteront ou non vers une représentation de leur sécurité se différenciant de celle commandée par la primauté de la sauvegarde de l'hégémonie mondiale américaine. La raison pure devrait faire évoluer dans cette direction. Mais jusqu'à ce jour l'Europe n'a donné aucune indication allant dans ce sens. Une des raisons qui explique peut être, en partie, l'inertie européenne, est que les intérêts des partenaires de l'Union Européenne sont, sinon divergents, tout au moins chargés d'un coefficient de priorité relative fort différent d'un pays à l'autre. La façade méditerranéenne n’ est pas centrale dans les polarisations industrielles du capitalisme développé : les façades de la mer du Nord, du Nord Est atlantique américain et du Japon central sont d'une densité sans commune mesure. Pour les nordiques de l'Europe - Allemagne et Grande Bretagne - a fortiori pour les Etats Unis et le Japon, le danger de chaos dans les pays situés au Sud de la Méditerranée n'a pas la gravité qu'il devrait avoir pour les Italiens, les Espagnols et les Français.

II L'Europe face à son Sud méditerranéen et arabe

Les différentes puissances européennes avaient eu jusqu'en 1945 des politiques méditerranéennes propres à chacune d'elles, le plus souvent conflictuelles d'ailleurs. Après la seconde guerre mondiale les Etats de l'Europe occidentale n'ont pratiquement plus de politique méditerranéenne et arabe, ni particulière à chacun d'eux, ni commune, autre que celle que l'alignement sur les Etats Unis implique. Il reste que, même dans ce cadre, la Grande Bretagne et la France, qui avaient des positions coloniales dans la région, ont mené des batailles d'arrière garde pour conserver leur avantage. La Grande Bretagne y a renoncé en ce qui concerne l'Egypte et le Soudan dès 1954 et, après la faillite de l'aventure de l'agression tripartite de 1956, a procédé à un revirement déchirant, et finalement abandonné même, à la fin des années 1960, son influence particulière dans les pays riverains du Golfe. La France, éliminé dès 1945 de la Syrie, a finalement accepté l'indépendance de l'Algérie en 1962, mais a conservé une certaine nostalgie de son influence au Maghreb et au Liban, encouragée d'ailleurs par les classes dirigeantes locales, au moins au Maroc, en Tunisie et au Liban. Parallèlement la construction européenne n'a pas substitué au retrait des puissances coloniales une politique commune opérant dans ce domaine. On se souvient que lorsque, à la suite de la guerre israélo-arabe de 1973, les prix du pétrole ont été réajustés, l'Europe communautaire, surprise dans son sommeil, a redécouvert alors qu'elle avait des « intérêts » dans la région. Mais ce réveil n'a pas suscité de sa part une initiative importante quelconque, par exemple concernant le problème palestinien. L'Europe est restée, dans ce domaine comme dans bien d'autres, velléitaire et finalement inconsistante. Quelques progrès dans la direction d'une autonomie vis à vis des Etats Unis ont néanmoins été enregistrés au cours des années 1970, culminant au sommet de Venise (1980) ; mais ces progrès n'ont pas été consolidés et se sont plutôt érodés avec le temps au cours des années 1980 pour finalement disparaître avec l'alignement sur Washington adopté dans la crise du Golfe. Aussi les perceptions européennes concernant l'avenir des relations Europe-monde arabe et iranien doivent-elles être étudiées à partir d'analyses propres à chacun des Etats européens.

La Grande Bretagne n'a plus de politique méditerranéenne et arabe qui lui soit spécifique. Dans ce domaine comme ailleurs la société britannique dans toutes ses expressions politiques (des Conservateurs et des Travaillistes) a fait l'option d'un alignement inconditionnel sur les Etats Unis. Il s'agit là d'un choix historique fondamental qui dépasse de loin les circonstances conjoncturelles. Il implique à terme la constitution d'un bloc anglophone de peuples (Etats Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande) qui partagent non seulement une adhésion sans réserves aux valeurs du capitalisme et à la forme de démocratie bourgeoise qui lui est associée mais encore se sentent profondément solidaires face à toutes les autres cultures de la planète.

De Gaulle était le seul homme politique européen à comprendre que cette option fondamentale étant en fait incompatible avec un projet européen autonome, l'adhésion formelle de Londres à celui-ci ne devait pas être recherchée. Cela n'a pas été le cas et aujourd'hui - la guerre du Golfe l'a hélas illustré parfaitement - la participation de la Grande Bretagne aux institutions européennes renforce considérablement la soumission de l'Europe aux exigences de la stratégie américaine.

Pour des raisons différentes l'Allemagne n'a pas davantage de politique arabe et méditerranéenne spécifique et ne cherchera probablement pas à en développer dans l'avenir visible. Handicapée par sa division et son statut, la R.F.A. avait consacré tous ses efforts à son développement économique, acceptant de tenir un profil politique bas dans le sillage simultané et ambigu des Etats Unis et de « l'européanité » de la C.E.E. La réunification de l'Allemagne et sa reconquête d'une pleine souveraineté internationale ne sont pas appelées à modifier ce comportement mais au contraire à en accentuer les expressions. La raison en est que les forces politiques dominantes (conservatrices, libérales et social démocrates) ont choisi de donner la priorité à l'expansion du capitalisme germanique en Europe centrale et orientale, réduisant d'autant l'importance relative d'une stratégie européenne commune, tant au plan politique qu'à celui de l'intégration économique.

Les positions de la France sont moins tranchées et plus nuancées. Pays à la fois atlantique et méditerranéen, héritier d'un Empire colonial, classé parmi les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, la France n'a pas renoncé à s'exprimer comme une Puissance, même si la réalité économique et financière ne lui confère pas réellement ce statut.Au cours de la première décennie de l'après guerre les gouvernements français successifs avaient tenté de préserver les positions coloniales de leur pays par le moyen d'une surenchère atlantiste anticommuniste et antisoviétique. Le soutien de Washington ne leur fut pas pour autant sincèrement acquis, comme l'a démontré l'attitude des Etats Unis lors de l'agression tripartite contre l'Egypte en 1956. La politique méditerranéenne et arabe de la France était alors, par la force des choses, simplement rétrograde.

De Gaulle avait rompu avec ces illusions simultanément paléocoloniales et proaméricaine. Il avait conçu alors le triple projet ambitieux de moderniser l'économie française, de conduire un processus de décolonisation permettant de substituer un néo-colonialisme souple aux formules anciennes désormais dépassées et de compenser les faiblesses intrinsèques à tout pays moyen comme la France par l'intégration européenne. Dans cette dernière perspective de Gaulle concevait une Europe capable de s'autonomiser vis à vis des Etats Unis non seulement au plan économique et financier, mais également politique et même, à terme, militaire, tout comme il concevait, à terme également, l'association de l'URSS à la construction européenne («l'Europe de l'Atlantique à l'Oural»). Avec une lucidité certaine il prévoyait l'assouplissement progressif du système soviétique - la « convergence des systèmes » - ne paraissait donc pas tout à fait convaincu que la « satanisation » de l'URSS était honnête et y voyait plutôt le moyen par lequel les Etats Unis affirmaient leur hégémonisme en subalternisant une Europe occidentale apeurée. Cette conception géostratégique de la construction d'une Eurasie face au continent nord américain, qui n'était pas du goût de Washington puisque l'Eurasie est pour eux le cauchemar qui marquerait la fin de leur hégémonie, impliquait une politique arabe de la France prenant ses distances à l'égard tant de la logique strictement militaire du rôle de la région Méditerranée-Golfe dans la stratégie de l'OTAN qu'à l'égard d'Israël, utilisé par les Etats Unis dans le cadre de cette stratégie militaire.

Mais le gaullisme n'a pas survécu à son fondateur et, à partir de 1968, les forces politiques françaises tant de la droite classique que de la gauche socialiste sont progressivement revenues aux attitudes antérieures. Leur vision de la construction européenne s'est rétrécie à la dimension du « marché commun », au face à face France-Allemagne fédérale (au point que lorsque l'unification allemande s'est réalisée on en a été quelque peu surpris et inquiet à Paris...) et à l'invitation pressante faite à la Grande Bretagne de se joindre à la C.E.E.(oubliant que l'Angleterre serait le cheval de Troie des Américains en Europe). Naturellement ce glissement impliquait l'abandon de toute politique arabe digne de ce nom propre à la France, c'est à dire de toute politique allant au delà de la simple défense d'intérêts mercantiles immédiats. Au plan politique la France se comporte objectivement dans le monde arabe comme en Afrique subsaharienne en force d'appoint complémentaire de la stratégie d'hégémonie américaine. C'est dans ce cadre qu'il faut replacer le discours méditerranéen, qui appelle à associer les pays du Maghreb au char européen (à la manière dont était associée la Turquie aujourd'hui en crise), ce qui revient à casser la perspective d'un rapprochement unitaire arabe, abandonnant le Mashrek à l'intervention israélo-américaine. Sans doute les classes dirigeantes maghrébines sont-elles responsables des sympathies qu'elles ont affiché pour ce projet. Il n'en demeure pas moins que la crise du Golfe a porté un coup sérieux au projet, les masses populaires d'Afrique du Nord ayant affirmé avec force à cette occasion leur solidarité avec le Mashrek, comme cela était prévisible.

L'Italie est, par sa position géographique même, forcément sensible aux problèmes méditerranéens. Cela ne signifie pas qu'elle ait - de ce fait - une politique méditerranéenne et arabe réelle et, encore moins, efficace ou autonome. Longtemps marginalisée dans le développement capitaliste, l'Italie a été contrainte d'inscrire ses ambitions méditerranéennes dans le sillage d'une alliance obligée avec d'autres puissances européennes, plus décisives. De l'accomplissement de son unité au milieu du siècle dernier à la chute de Mussolini en 1943 elle a toujours hésité entre l'alliance avec les maîtres de la Méditerranée - c'est à dire la Grande Bretagne et, derrière elle, au moins depuis l'Entente cordiale (1904), la France - ou avec ceux qui pouvaient contester les positions anglo-françaises, c'est à dire l'Allemagne et derrière elle l'Autriche Hongrie.

Mais l'Italie d'aujourd'hui n'est plus l'Italie du siècle 1860-1945. L'Italie a été le siège du plus grand « miracle » du développement capitaliste central de notre après guerre. Elle est maintenant un pays européen développé à part entière, assurant même à ses nationaux des niveaux de vie égaux ou supérieurs à ceux de l'Angleterre déclinante, capable de compétition efficace - fut elle sélective - sur le marché mondial. Elle pourrait donc développer une politique arabe qui lui soit propre et/ou peser dans l'équilibre européen dans le sens d'une politique commune autonome vis à vis des préoccupations hégémonistes américaines. Elle ne l'a pas fait jusqu'à ce jour. L'Italie n'a pas reconquis sa souveraineté en matière de défense, et accepte le traitement de base sud de l'OTAN sans contreparties ni conditions. Elle n'a pas tenté de reconstruire une force militaire modernisée comme la Grande Bretagne, la France et l'Allemagne l'ont fait. Dans ce domaine elle a réduit ses forces de défense à un minimum tellement strict qu'il leur interdit d'acquérir une quelconque capacité opérationnelle autonome. Pour certains analystes cette option pacifiste est l'un des facteurs de son succès économique étonnant. Mais je pense pour ma part que cette thèse reste discutable car certaines dépenses militaires remplissent ailleurs des fonctions importantes dans l'innovation technologique et partant la compétitivité dans les secteurs de pointe.

Concernant les choix à long terme l'opinion italienne reste néanmoins considérablement moins monolithique que celle des autres pays européens, et on peut proposer ici un reclassement des divergences dans quatre tendances : l'atlantisme, l'universalisme, le mittel- européanisme et le méditerranéisme.

L'atlantisme, qui s'exerce en Italie dans une vision qui implique un profil politique extérieur bas dans le sillage des Etats Unis, a dominé l'action et les options des gouvernements chrétiens démocrates depuis 1947. Il est également dominant, dans une vision plus idéologisée encore, dans certains secteurs de la bourgeoisie laïque (les Républicains et les Libéraux, certains socialistes). Car chez les chrétiens démocrates il est tempéré par la pression de l'universalisme de la tradition catholique. Il est caractéristique que la papauté a souvent pris de ce fait, des positions vis à vis des peuples arabes (notamment dans la question palestinienne) et de ceux du tiers monde moins rétrogrades que celles de nombreux gouvernements italiens et occidentaux en général. Le glissement à gauche d'une partie de l'Eglise catholique, sous l'influence de la théologie de la libération d'Amérique latine, renforce aujourd'hui cet universalisme dont on retrouve des versions laïques dans les mouvements pacifistes, écologistes et tiers mondistes. Le courant mittel européaniste plonge ses racines dans le XIXe siècle italien et la coupure Nord-Sud que l'unité italienne n'a pas surmontée. Accroché aux intérêts du grand capital milanais, il suggère de donner la priorité à l'expansion économique de l'Italie vers l'Est européen, en association étroite avec l'Allemagne. Dans ce cadre, la Croatie constitue aujourd'hui un objectif immédiat au point que certains analystes repèrent ici des visées expansionnistes italiennes en direction de la Dalmatie. Bien entendu cette option impliquerait que l'Italie, comme l'Allemagne, poursuive la tradition de son profil international bas, et notamment marginalise ses rapports avec les riverains du sud de la Méditerranée. L'option est donc de nature à réduire la portée de la construction européenne, sans la remettre en cause formellement. Une option parallèle de l'Espagne - sur laquelle on viendra plus loin – isolerait encore davantage la France dans le concert européen dont il réduirait la portée à son plus bas dénominateur commun.Le courant méditerranéen qui est toujours faible, en dépit de l'apport que l'universalisme pourrait lui apporter, s'est exprimé, pour cette raison, dans une version « levantine » : il s'agit de « faire des affaires » ici ou là sans se préoccuper du cadre de stratégie politique dans lequel elles s'inscrivent. Pour prendre une autre consistance, plus noble, associant l'Italie à des ouvertures économiques s'inscrivant dans une perspective de renforcement de son autonomie et de celle de ses partenaire arabes, il serait nécessaire qu'une convergence se fasse entre ce projet et les idéaux universalistes, notamment d'une partie de la gauche italienne, communiste et chrétienne.

La droite italienne , réunifiée sous la direction de Berlusconi au pouvoir , a fait l’ option de s’ inscrire dans le sillage de l’ axe atlantique Washington – Londres – Berlin . Le comportement des forces de police lors du G8 de Gênes ( juillet 2001 ) exprime ce choix on ne peut plus clairement.

L'Espagne et le Portugal occupent une place importante dans la géostratégie d'hégémonie mondiale des Etats Unis. Le Pentagone considère en effet que l'axe Açores-Canaries- Gibraltar-Baléares est essentiel pour la surveillance de l'Atlantique nord et sud et le verrouillage de l'entrée en Méditerranée. Les Etats Unis avaient donc forgé leur alliance avec ces deux pays au lendemain même de la seconde guerre mondiale, sans éprouver la moindre gêne du fait de leur caractère fasciste. Au contraire même l'anticommunisme forcené des dictatures de Salazar et de Franco servait bien la cause hégémoniste des Etats Unis permettant de faire admettre le Portugal dans l'OTAN et d'établir sur le sol espagnol des bases américaines de première importance. En contre partie les Etats Unis et leurs alliés européens ont soutenu sans réserve le Portugal jusqu'au terme de sa défaite dans sa guerre coloniale.

L'évolution démocratique de l'Espagne après la mort de Franco n'a pas été l'occasion d'une remise en question de l'intégration du pays dans le système militaire américain. Au contraire même l'adhésion formelle de l'Espagne à l'OTAN (en Mai 1982) avait fait l'objet d'un véritable chantage électoral laissant entendre que la participation à la C.E.E. exigeait cette adhésion, que la majorité de l'opinion ne souhaitait pas.

Depuis, l'alignement de Madrid sur les positions de Washington est sans réserve. En contrepartie les Etats Unis seraient, paraît-il, intervenus pour « modérer » les revendications marocaines sur Ceuta et Mellila et même pour tenter de convaincre la Grande Bretagne sur le sujet de Gibraltar. Sur ce dernier plan on peut douter de la réalité même de cette intervention. Toujours est-il que l'alignement atlantiste renforcé de Madrid s'est traduit par des changements radicaux dans l'organisation des forces armées espagnoles, qualifiées par les analystes de celle-ci de « basculement vers le Sud ». Dans la tradition espagnole en effet, l'armée était disséminée sur tout le territoire du pays. Conçue d'ailleurs - depuis Franco d'une manière évidente - plus comme une force de police intérieure que comme une force de frappe dirigée contre l'extérieur, l'armée espagnole était demeurée rustique et, en dépit de l'attention marquée portée par le pouvoir suprême à Madrid au corps des généraux et officiers, n'avait pas été l'objet d'une modernisation véritable, à l'instar des armées de la France, de la Grande Bretagne et de l'Allemagne.

Les gouvernements socialistes puis de droite ont donc procédé à un redéploiement des forces espagnoles pour faire face à un « front sud » éventuel, comme ils se sont engagés dans un programme de modernisation de l'armée de terre, de l'aviation et de la marine. Ce basculement, requis par Washington et l'OTAN, est l'une des nombreuses manifestations de la nouvelle stratégie hégémoniste américaine substituant le Sud à l'Est dans la « défense » de l'Occident. Il est accompagné, en Espagne, d'un discours nouveau qui met en avant un «ennemi hypothétique venant du Sud», dont l'identification, pour ambiguë et imprécise qu'elle soit dans la forme, ne laisse planer aucun doute. Curieusement, ce discours des milieux démocratiques (et socialistes) espagnols puise à la vieille tradition de la Reconquista, populaire dans les cercles catholiques de l'armée. Le basculement des forces armées espagnoles est donc le signe d'une détermination de l'Espagne à jouer un rôle actif au sein de l'OTAN, dans le cadre de la réorientation des stratégies occidentales en prévision d'interventions musclées dans le tiers monde. Déjà d'ailleurs la péninsule ibérique constitue le premier relais de l'axe Washington-Tel Aviv, la tête de pont européenne principale de la Rapid Deployment Force américaine (qui a joué un rôle décisif dans la guerre du Golfe), complété par les bases de Sicile (qui, elles également, n'ont jamais servi jusqu'ici qu'à des opérations dirigées contre le monde arabe : Lybie, bombardement israélien de la Tunisie...) et, curieusement, par les facilités accordées par le Maroc. Bien entendu cette option occidentale vide le discours « euro-arabe » de tout contenu sérieux. La nouvelle Espagne démocratique, qui prétend activer une politique d'amitié en direction de l'Amérique latine et du monde arabe, a plutôt amorcé son mouvement dans un sens en fait inverse aux exigences de ses proclamations de principe.

Fort de son ralliement atlantiste inconditionnel Madrid espérait jouer un rôle payant, au moins en termes de prestige. Mais ici l'Espagne se heurte aux réticences traditionnelles du Portugal qui a repoussé les propositions de Madrid en vue de constituer un commandement ibérique unifié. Quant à la modernisation de l'armée, elle demeure handicapée par le retard technologique espagnol, jugé par les experts responsables de l'incapacité du pays, dans l'état actuel des choses, d'accéder à la propriété de technologies à la hauteur de ses responsabilités militaires. C'est pourquoi, en attendant, les Etats Unis assument directement la responsabilité du contrôle de l'axe stratégique Canaries-Gibraltar-Baléares.

Dans le cadre européen l'Espagne n'a donc pas choisi de rallier le camp éventuel d'une autonomie vis à vis des Etats Unis.Le gouvernement de droite dirigé par Aznar a confirmé cet alignement atlantiste de Madrid . Plus encore que l'Italie, l’ Espagne se refuse à capitaliser sa position méditerranéenne au bénéfice d'une nouvelle politique européenne en direction du monde arabe, de l'Afrique et du tiers monde, prenant des distances à l'égard des exigences de l'hégémonisme américain. L'idée française d'un groupe méditerranéen au sein de l'Union Européenne reste, de ce fait, suspendue en l'air, sans point d'appui sérieux. D'ailleurs au plan économique le capital espagnol, héritier ici de la tradition franquiste, a placé ses espoirs principaux d'expansion dans le développement d'accords avec l'Allemagne et le Japon, invités à participer à la modernisation de la Catalogue.

Tant qu'elle a existé, la ligne de confrontation Est-Ouest passait par le travers des Balkans. Le ralliement obligé des Etats de région soit à Moscou, soit à Washington - la seule exception avait été celle de la Yougoslavie depuis 1948 puis de l'Albanie à partir de 1960 - avait alors mis une sourdine aux querelles nationalistes locales qui avaient fait des Balkans une poudrière européenne.

La Turquie s'était placée d'elle même dans le camp de l'occident dès 1945, après avoir hâtivement mis un terme à sa neutralité plutôt bienveillante à l'égard de l'Allemagne hitlérienne. Les revendications soviétiques sur Kars et Ardahan au Caucase et concernant le droit de passage dans les Détroits, formulées par Staline au lendemain même de la victoire, n'ont été repoussées par Ankara que grâce au soutien décidé de Washington. En contrepartie la Turquie, membre de l'OTAN, elle aussi en dépit de son système politique peu démocratique, a accueilli les bases américaines les plus proches de l'URSS . Il n’ en demeure pas moins que la société turque reste une société du tiers monde, même si, depuis Ataturk, les classes dirigeantes de ce pays proclament l'européanité de la Turquie nouvelle, frappant à la porte de l'Union Européenne qui ne veut pas d'elle. Alliée fidèle des Etats Unis et de leurs partenaires européens dans la guerre du Golfe, la Turquie souhaite-t-elle réintégrer son passé et jouer un rôle actif au Moyen orient, faisant payer à l'Occident les services qu'elle pourrait leur rendre dans cette région ? Le handicap de sa question kurde, dont elle refuse de reconnaître l'existence même, l'a fait hésiter à faire cette option jusqu'à présent, semble-t-il. Il en est de même d'une option éventuelle pan-touranienne, suggérée au lendemain même de la première guerre mondiale dans certains milieux kémalistes, reléguée par la suite au musée de l'histoire des origines. Mais aujourd'hui la décomposition de l'ex URSS pourrait constituer une invitation pour le pouvoir d'Ankara à prendre la direction d'un bloc turcophone qui, de l'Azerbaïdjan au Sinkiang, domine l'Asie centrale. L'Iran a toujours exprimé sa crainte réelle d'une évolution de ce type, qui non seulement remettrait en question le statut de l'Azerbaïdjan méridional iranien mais encore la sécurité de sa longue frontière asiatique septentrionale avec le Turkmenistan et l'Ouzbékistan.

La Grèce ne s'était pas rangée d'elle même dans le camp antisoviétique. Elle y a été contrainte et forcée par l'intervention britannique relayée dès 1948 par les Etats Unis. En conformité avec les accords de Yalta l'URSS avait alors, comme on le sait, abandonné à son sort la résistance grecque, dirigée par le Parti Communiste qui pourtant, dans ce pays comme en Yougoslavie et en Albanie, avait libéré le pays et conquis de ce fait un soutien populaire largement majoritaire. Aussi les Occidentaux ont-ils été amenés à soutenir contre ce mouvement populaire des régimes répressifs successifs et finalement une dictature de colonels fascistes, sans non plus y voir une contradiction majeure avec leur discours selon lequel l'OTAN protégeait le " monde libre " contre le satan " totalitaire ". Le retour de la Grèce à la démocratie, par la victoire électorale du Pasok en 1981 risquait - dans ces conditions – de remettre en question la fidélité de ce pays à l'OTAN. L'Europe communautaire est alors venue au secours de Washington en difficulté pour - ici également comme en Espagne - lier de fait la candidature grecque à la C.E.E. au maintien de sa participation dans l'alliance atlantique. Cette intégration dans la C.E.E. était d'ailleurs elle même encore fort discutée dans l'opinion grecque de l'époque. Le choix de Papandréou de s 'y rallier malgré tout, après quelques hésitations et en dépit de l'option de principe tiers mondiste et neutraliste du Pasok, semble avoir mis en marche une évolution irréversible au niveau même des mentalités, en flattant les aspirations du peuple grec à la modernité et à l'européanité. Pourtant les nouveaux partenaires européens de la Grèce n'ont pas grande chose à offrir à ce pays appelé à demeurer longtemps le parent pauvre de la construction communautaire.

La fidélité d'Athènes à l'Occident euro-américain ne lui a pas même valu un soutien réel dans son conflit avec la Turquie. Sans doute dans ce conflit complexe, où domine souvent l'émotion héritée de l'histoire, la validité des causes, en termes démocratiques, est-elle parfois discutable. Le sort de la minorité turque de Thrace reste peu enviable ; la revendication d'une propriété grecque exclusive sur les richesses de la mer Egée est également peut-être discutable en termes juridiques et dans ceux de l'équité. Il reste que, même si la dictature grecque porte une responsabilité certaine dans la tragédie chypriote de 1974, l'agression turque ouverte (l'opération Attila) et la création subséquente d'une " république turque de Chypre ", en violation du statut de l'île, ont été non seulement acceptés, mais probablement mis au point en accord avec les services du Pentagone devant lesquels l'Europe a cédé une fois de plus. Il est évident que, pour les Etats Unis, l'amitié de la Turquie, puissance militaire régionale considérable, passe avant celle de la Grèce, même désormais démocratique.

L'ensemble de la région balkanique-danubienne (Yougoslavie, Albanie, Hongrie, Roumanie et Bulgarie) était entrée en 1945 dans le giron de Moscou, soit par le fait de l'occupation militaire soviétique et l'acquiescement des partenaires de Yalta, soit par le fait de leur propre libération et de l'option de leurs peuples en Yougoslavie et en Albanie.

La Yougoslavie titiste isolée dans les années 1948-1953 à la fois par l'ostracisme de Moscou et l'anticommunisme occidental, avait poursuivi avec succès une stratégie de construction d'un front des " non alignés " qui lui a valu l'amitié du tiers monde, particulièrement à partir de la conférence de Bandoung (1955). Les analystes de la pensée géostratégique yougoslave de l'époque signalent néanmoins ce fait - d'apparence curieuse - que cette pensée était peu sensible à la dimension méditerranéenne de leur pays. Peut être l'abandon par l'Italie après la seconde guerre mondiale de ses visées traditionnelles sur la Dalmatie (et l'Albanie) et la solution trouvée dès 1954 au problème épineux de Trieste sont-ils à l'origine de cet " oubli historique ". La Yougoslavie s'était vécue depuis lors en Etat préoccupé avant tout par les problèmes de l'équilibre de ses rapports régionaux danubo-balkaniques et surtout par ceux de l'équilibre mondial des superpuissances. Car sur le premier plan elle était parvenue à capitaliser à son bénéfice la double attraction nordiste et danubienne de la Croatie-Slovénie et celle russe et balkanique de la Serbie. Le rapprochement amorcé par Kroutchev et poursuivi par ses successeurs, reconnaissant le rôle positif du neutralisme titiste dans l'arène mondiale, comme l'assouplissement des régimes du pacte de Varsovie à partir des années 1960 et surtout 1970, avaient alors garanti, un temps, la sécurité yougoslave qui avait cessé de se sentir l'objet d'un conflit régional quelconque. La diplomatie yougoslave avait pu alors se déployer dans les arènes internationales, en donnant à ce pays un poids hors de proportion avec sa taille. Mais si cette diplomatie avait incontestablement marqué des points en Asie, en Afrique et même en Amérique latine, elle a piétiné en Europe où ses appels à élargir le front des neutralistes n'a jamais trouvé d'écho favorable. Pourtant, face à l'Europe de l'OTAN, du nord au sud du continent, entre les deux pactes militaires adverses, la Suède, la Finlande et l'Autriche auraient pu envisager des initiatives positives communes s'écartant de l'esprit de la guerre froide. Plus tard la Grèce du Pasok a tenté d'élargir ce camp neutraliste européen en ébauchant en 1982 une proposition de coopération en vue de la dénucléanisation des Balkans, s'adressant simultanément à certains pays membres de l'une ou de l'autre des deux alliances (Turquie, Roumanie et Bulgarie) ou aux neutres (Yougoslavie et Albanie). Ces propositions n'ont pas trouvé d'écho.

La décomposition de l'Europe sud orientale à partir de 1989 a bouleversé les données du problème. L'érosion, puis l'effondrement de la légitimité des régimes - qui était fondée sur un certain développement, quelqu'en aient été les limites et les aspects négatifs - a fait éclater l'unité de la classe dirigeante dont les fractions, aux abois, tentent de refonder leur légitimité sur le nationalisme. Les conditions étaient réunies non seulement pour permettre l'offensive du capitalisme sauvage soutenue par les Etats Unis et l'Union Européenne, mais encore pour que l'Allemagne reprenne l'initiative dans la région, jetant de l'huile sur le feu - par la reconnaissance hâtive de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, que l'Union Européenne a entériné - accélérant par la même l'éclatement de la Yougoslavie et la guerre civile. Curieusement les Européens tentent d'imposer en Bosnie la coexistence des communautés dont ils ont prôné ailleurs la séparation ! Car s'il est possible aux Serbes, Croates et Musulmans de coexister dans cette petite Yougoslavie qu'est la Bosnie, pourquoi ne pourraient-ils pas coexister dans la grande Yougoslavie ? Evidemment une stratégie de ce genre n'avait guère de chances de succès, ce qui a permis aux Etats Unis d'intervenir à leur tour, au coeur de l'Europe !Dans la stratégie de Washington l’ axe Balkans – Caucase – Asie centrale prolonge en effet le Moyen orient . Grâce à leur contrôle exclusif de la région , facilité par les guerres du Golfe et de Yougoslavie , les Etats Unis se sont emparés de l’ essentiel des ressources pétrolières de la planète .

Des analyses proposées ci-dessus concernant les options politico-stratégiques des pays de la rive nord de la Méditerranée je tirerai une conclusion majeure : la plupart de ces pays (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce et Turquie), hier partenaire fidèles des Etats Unis dans le conflit Est-Ouest, restent aujourd'hui alignés sur la stratégie de l'hégémonie américaine à l'égard du tiers monde, et singulièrement des pays arabes et des autres pays de la région Mer Rouge-Golfe ; les autres (pays balkaniques et danubiens), hier impliqués d'une manière ou de l'autre dans le conflit Est-Ouest, ont cessé d'être des agents actifs dans le conflit Nord-Sud permanent, et sont devenus des objets passifs de l'expansionnisme occidental.

 

III Après l'effondrement soviétique et les guerres du Golfe et de Yougoslavie

L'après seconde guerre mondiale est en tout état de cause maintenant terminé et l'effondrement de la puissance soviétique en est la manifestation la plus évidente. Va-t-on, dans ces conditions, vers une recomposition du système mondial intégré et, sur ces bases, un nouvel essor plus ou moins généralisé, même si toujours forcément inégal ? Le discours des pouvoirs et des idéologies qui dominent en Occident ne permet de voir que cette perspective, sans même être capable d'en mesurer les obstacles autres que purement " passagers ", a fortiori les contradictions internes explosives et grandissantes qui rendent cette perspective fort peu probable à mon avis. Ajoutons que les guerres du Golfe et de Yougoslavie ont donné lieu à une explosion médiatique de discours para t cette perspective de vertus supplémentaires qui ouvriraient la voie à une reconstruction du système mondial fondé sur le " droit " (!) et la "justice "(!!), gage d'une longue paix etc...

Si la tentative de reconstruire l'unification du monde par le marché est une utopie réactionnaire, la raison en est que l'expansion capitaliste est par nature polarisante à l'échelle mondiale et que cette polarisation est inacceptable pour les peuples des périphéries – la majorité de l'humanité. Faut-il rappeler que les vingt ou trente années du marché capitaliste intégré dans le cadre de l'hégémonie britannique (1850-1880) ont été suivies par 65 ans de rivalités interimpérialistes (1880-1945) si violentes qu'elles ont occasionné deux guerres mondiales, et, à partir de 1917 par 70 ans de déconnexion effective de l'URSS puis de la Chine. L'unification du monde par le marché et l'hégémonie, loin de constituer la règle dans l'histoire du capitalisme réellement existant, sont l'exception de courte durée et fragile. La loi du système est la rivalité durable et la déconnexion. Je prétends donc que le "nouvel équilibre " porte en lui l'accentuation de la polarisation, fut-ce dans des formes nouvelles (les pays semi industrialisés du tiers monde - et ceux de l'ex Est - constituent la nouvelle périphérie dans le monde de demain), que l'idéologie libérale ne permet pas de poser correctement le problème du développement et qu'une stratégie de déconnexion qui implique le concept d'un monde polycentrique est incontournable.

Nous revenons alors aux perspectives à moyen terme concernant la région Europe-Monde arabe et iranien. Il est plus efficace, à mon avis, de partir " à l'envers " de la construction de l'image de ce que " devraient " être les rapports " idéals " entre ces régions, pour mesurer la distance qu'il y aurait à parcourir pour atteindre cet objectif. On verra alors que les évolutions du passé proche n'ont pas préparé le terrain pour un développement ultérieur favorable, mais au contraire en ont rendu le parcours plus escarpé, comme on verra que les soubresauts qui se dessinent ne s'inscrivent pas, même chaotiquement, dans le schéma de la reconstruction souhaitable, mais au contraire aggravent les contradictions du système.

 

Le modèle " idéal " suppose bien entendu un système de valeurs qui constitue son support. J'explicite ces critères : la réduction des écarts de développement entre les partenaires (Europe occidentale, Europe orientale, Russie, pays arabes semi industrialisés pauvres, pays pétroliers peu peuplés et financièrement riches, pays du quart monde) un degré acceptable d'autonomie nationale qui permette de définir efficacement des politiques adaptées aux problèmes spécifiques de ces pays fort différents, des politiques progressistes s'attaquant aux problèmes sociaux essentiels, la maîtrise dans ce cadre de la double ouverture extérieure des partenaires les uns par rapport aux autres et par rapport aux autres régions du monde. Il va sans dire que la réalisation de cet " idéal " exige des modifications profondes dans les structures de pouvoirs, la substitution de nouvelles hégémonies sociales à celles qui définissent aujourd'hui ces pouvoirs. J'explicite ces substitutions dans les termes suivants : (i) la construction d'une hégémonie du monde " salarial " se substituant à celle du capital en Occident européen ; (ii) la construction d'une alliance sociale populaire se substituant au capitalisme sauvage à l'Est ; (iii) la construction d'alliances nationales populaires se substituant aux hégémonies compradores dans le monde arabe, en Iran et en Turquie. Enoncer ces conditions, c'est déjà donner une mesure des tâches gigantesques qui restent à accomplir pour en rendre la perspective possible, puisque les sujets sociaux et politiques actifs, susceptibles d'agir dans ce sens, n'existent qu'en l'état de forces potentielles tandis que les organisations politiques et les expressions idéologiques qui occupent la scène n'ont pas de prise sur les enjeux réels des conflits en cours.

En dépassant par l'imagination les obstacles à la réalisation de ces transformations on conçoit alors que le modèle " idéal " en question supposerait la cristallisation de ces régions (l'Europe, le monde arabe, la Turquie et l'Iran) et l'articulation de leurs relations d'interdépendance conçue de manière à soutenir leur développement sur les bases sociales progressistes et démocratiques définies plus haut. Encore faut-il préciser la structure des cristallisations régionales envisagées et les obstacles qu'elles ont à surmonter. Une "intégration européenne" est, à mon avis, plus que souhaitable, nécessaire, mais certainement pas selon le modèle de l'Union Européenne actuelle (intégration libérale du marché sans dimension sociale et politique, progressiste commune), que celle-ci reste limitée aux quinze, ou soit progressivement élargie en direction de l'Est. Le concept de " maison commune ", même 'il demeure vague, correspond mieux aux exigences de notre vision, parce qu'il suppose ne marge d'autonomie relative permettant le déploiement de politiques spécifiques chez les partenaires moins compétitifs. Cette formule n'exclurait pas un approfondissement de l'intégration dans le groupe restreint des pays les plus avancés, à condition que celle-ci revête toute sa dimension sociale progressiste (l'hégémonie du monde salarial), absente du concept actuel de l'Union Européenne. La construction d'une unité arabe constitue le versant sud nécessaire à la progression du modèle idéal, ne serait-ce que pour cette raison d'une banalité évidente et répétée que les Etats arabes tels qu'ils sont ne sont pas à la mesure des défis du développement moderne. Dans une vision progressiste d'un avenir commun au sens sérieux du terme Européens et Arabes doivent accepter leur renforcement mutuel par l'affermissement de leurs unités régionales respectives et cesser de les voir comme des " dangers ".

Le passé proche a certainement renforcé tous les aspects négatifs de la polarisation centre/périphéries immanente au " capitalisme réellement existant " : écart grandissant entre l'Europe, les pays du tiers monde et ceux du quart monde ; affermissement de la balkanisation et vulnérabilité accentuée des pays de la région ; renforcement des inégalités sociales internes dans presque tous ces pays ; impasses de la cause de la démocratie etc... Il me paraît encore plus grave que les forces politiques et idéologiques dominantes à gauche comme à droite chez les partenaires européens n'imaginent pas que l'unité arabe puisse être souhaitable. L'Europe ne s'est pas départie de son attitude impérialiste traditionnelle qui considère " l'autre " - surtout si cet autre est culturellement différent - comme un ennemi qui doit être maintenu faible et divisé. L'ordre mondial du capitalisme réellement existant repose sur ce principe fondamental et rien n'indique que les opinions occidentales soient en mesure de renoncer à ce principe. Dans le Moyen Orient depuis un demi siècle cet ordre mondial sauvage a un objectif stratégique et un seul : perpétuer ce que pudiquement on qualifie d'accessibilité au pétrole, en termes clairs la domination des puissances occidentales sur cette richesse dont l'exploitation doit être soumise aux seules exigences de l'expansion économique de l'Ouest. Pour atteindre cet objectif deux moyens complémentaires sont mis en oeuvre : (i)il faut perpétuer la division du monde arabe et assurer la survie des régimes archaïques du Golfe - Arabie Saoudite, Koweït, Emirats - de manière à ruiner toute possibilité que la richesse pétrolière soit mise au service des peuples arabes ; (ii) il faut garantir la suprématie militaire absolue d'Israël, qu'on a aidé à se doter d'armes nucléaires, de manière à pouvoir intervenir à tout moment. La guerre du Golfe a démontré que l'Europe n'avait pas de concept de ses relations avec le monde arabe, différent de celui des Etats Unis. Le chantage permanent d'Israël, contraignant l'Occident dans son ensemble à se solidariser avec lui contre les "barbares" de l'Orient, opère dans ce cadre et n'a d'efficacité que dans la mesure où effectivement l'Europe n'a pas de vision propre de son rapport à son Sud, arabe turc et iranien.

Les différents scénarios à moyen terme concernant les rapports Nord-Sud pour la région considérée peuvent maintenant être relus à la lumière des réflexions qui ont précédé. Le critère de distinction de ces scénarios est toujours en dernière analyse le degré d'autonomie de l'Europe vis à vis des Etats Unis et le degré de régionalisation au sein du système mondial qui peut l'accompagner.

Le scénario d'un néo-impérialisme collectif européen dominant plus particulièrement " son " Sud arabe et africain flatte peut être les esprits nostalgiques du passé ; la guerre du Golfe a démontré qu'il n'avait aucune consistance. Si le pétrole doit être contrôlé par " l'Occident " il ne peut l'être que directement par l'armée américaine ; et l'Europe ne pourrait jouer contre ce projet que la carte de l'amitié des peuples arabes. Le monde arabe n'appartient pas à la sphère d'influence de l'Union Européenne mais à celle des Etats Unis, tout comme demain probablement l'Afrique australe reorganisée autour de l'Afrique du Sud. La sphère proprement européenne risque alors d'être réduite au quart monde africain. L'Allemagne d'ailleurs paraît être consciente de ce fait et agit en conséquence. Quant à la Russie elle est encore loin d'être redevenue capable d'avoir une présence hors de chez elle. A moyen terme l'Europe n'existe pas, elle est un nain politique.

Doit-on parler alors de restauration de l'hégémonie des Etats Unis, trop vite enterrée ? Ce qui se dessine est - à mon avis - tout autre : un trio Etats Unis-Japon-Allemagne dans lequel les rôles et les perspectives sont distincts. Le Japon et l'Allemagne pousseront leur avantage dans la compétition économique, tandis que les Etats Unis rempliront le rôle - coûteux pour eux à terme en matière de compétition économique - du gendarme chargé de maintenir cet ordre mondial très particulier. J'appelle cet ordre qui se dessine pour le moyen terme à venir, " l'Empire du chaos ". Il ne s'agit pas en effet de la construction d'un nouvel ordre mondiale un peu moins mauvais que celui dont nous sortons (l'après seconde guerre mondiale), mais d'une sorte d'ordre mondial militaire d'accompagnement de l'ordre du capitalisme néo-libéral sauvage.

Dans la conception stratégique globale de Washington les fonctions attribuées aux forces armées européennes sont celles de supplétifs chargés d’ occuper le terrain préparé par les bombardements à haute altitude dont les Etats Unis se réservent la décision , comme ils se réservent bien entendu la décision politique finale au sein de l’ OTAN .