Le logo de la Fondazione Mediterraneo

Partageons nos valeurs
Combattons les inégalités
Construisons la paix

Notre portail vidéo
 Inglese Francese Italiano 
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
Qui sommes-nous
*
Les finalités
Les stratégies
Les instruments
Les lignes guides
   2006-2010
Les reconnaissances
Les témoignages
Les sections autonomes
**

LA NOUVELLE EUROPE ET LA MEDITERRANEE

Tout a été dit sur cette «mer première» devenue un détroit maritime, sur son unité et sa division, son homogénéité et sa disparité. Nous savons depuis longtemps qu’elle n’est ni «une réalité en soi» ni une «constante» : l’ensemble méditerranéen est composé de plusieurs sous-ensembles qui défient ou réfutent certaines idées unificatrices. Des conceptions historiques ou politiques se substituent aux conceptions sociales ou culturelles sans parvenir à coïncider ou à s’harmoniser. Les catégories de civilisation ou les matrices d’évolution, au nord et au sud, ne se laissent pas réduire à des dénominateurs communs. Les approches tentées depuis la côte et celles venant de l’arrière-pays souvent s’excluent ou s’opposent les unes aux autres.

Percevoir la Méditerranée à partir de son seul passé reste une habitude tenace, tant sur le littoral que dans l’arrière-pays. La «patrie des mythes» a souffert des mythologies qu’elle a elle-même engendrées ou que d’autres ont nourries. L’espace riche d’histoire a été victime de toutes sortes d’historicismes. La tendance à confondre la représentation de la réalité avec cette réalité même se perpétue : l’image de la Méditerranée et la Méditerranée elle-même s’identifient rarement. Ici comme ailleurs, une identité de l’être, difficile à définir, éclipse ou repousse une identité du faire, mal déterminée. La rétrospective continue à l’emporter sur la prospective. La réflexion elle-même reste prisonnière des stéréotypes.

Pour procéder à un examen critique de ces faits, il faut se délester au préalable d’un ballast encombrant, relevant du passé ou du présent. La Méditerranée a affronté la modernité avec du retard. Elle n’a pas connu la laïcité sur tous ses bords. Chacune des côtes connaît ses propres contradictions qui ne cessent de se refléter sur le reste du bassin ou sur d’autres espaces, parfois lointains. La réalisation d’une convivance (ce vieux terme me semble plus approprié que celui de convivialité) au sein des territoires multiethniques ou plurinationaux, là où se croisent et s’entremêlent des cultures variées et des religions diverses, connaît sous nos yeux un cruel échec : la Méditerranée a mérité un meilleur destin.

L’image qu’elle offre est loin d’être rassurante. Sa côte nord présente un retard considérable par rapport au nord de l’Europe, sa côte sud par rapport à celle du nord. L’ensemble du bassin méditerranéen a peine à s’arrimer au continent, tant au nord qu’au sud. Peut-on d’ailleurs considérer cette mer comme un véritable ensemble sans tenir compte des fractures qui la divisent, des conflits qui la déchirent : Palestine, Liban, Chypre, Maghreb, Balkans, ex-Yougoslavie?

L’Union européenne s’accomplit sans références à cet espace : une Europe coupée du «berceau de l’Europe». Les explications que l’on donne, banales ou répétitives, parviennent rarement à persuader ceux auxquels elles sont adressées. Ceux qui les formulent ne sont pas, eux non plus, convaincus de leur bien-fondé. Les grilles du Nord, à travers lesquelles on observe le présent ou l’avenir méditerranéens, concordent mal avec celles du Sud. La côte septentrionale de la mer Intérieure a une autre perception et une conscience différente de celle de la côte qui lui fait face. Les rives méditerranéennes n’ont peut-être en commun de nos jours que leur insatisfaction. La mer elle-même ressemble de plus en plus à une frontière s’étendant du Levant au Ponant, détroit séparant l’Europe de l’Afrique et de l’Asie Mineure.

Les décisions concernant le sort de la Méditerranée sont très souvent prises en dehors d’elle, ou bien sans elle. Cela engendre tantôt des frustrations, tantôt des fantasmes. Les jubilations devant le spectacle de notre mer se font rares, retenues, fugitives. Les nostalgies s’expriment à travers les arts et les lettres. Les fragmentations l’emportent sur les convergences. Un pessimisme historique s’annonce depuis longtemps à l’horizon. Le «crépuscularisme» en poésie…

Quoi qu’il en soit, les consciences méditerranéennes s’alarment et, de temps à autre, s’organisent. Leurs exigences ont suscité, au cours des dernières décennies, plusieurs plans, projets ou programmes : les Chartes d’Athènes et de Marseille, les Conventions de Barcelone et de Gênes, le Plan de l’Action pour la Méditerranée (PAM) et le «Plan Bleu» de Sophia-Antipolis projetant l’avenir de la Méditerranée «à l’horizon de l’an 2025», les déclarations de Naples, Malte, Tunis, Split, Palma-de-Majorque, entre autres. Ces efforts, louables et généreux dans leurs intentions, stimulés ou soutenus par certaines commissions gouvernementales ou institutions internationales, n’ont abouti qu’à des résultats limités. Ce genre de «discours prospectif» est en train de perdre toute crédibilité. Les États qui ont façade sur mer ne possèdent que des rudiments de politique maritime. Ils parviennent rarement à concilier quelques prises de position particulières qui tiennent lieu d’une politique commune.

La Méditerranée se présente comme un état de choses, elle n’arrive pas à devenir un véritable projet. Sa côte nord apparaît occasionnellement dans des programmes européens, sa côte sud en est généralement absente. Après son expérience du colonialisme, cette dernière reste réservée envers les politiques méditerranéennes dans leur ensemble. Les deux rives ont beaucoup plus d’importance sur les cartes qu’emploient les stratèges que sur celles que déplient les économistes. Est-ce un hasard si des guerres implacables persistent précisément à des carrefours tels que le Liban ou la Bosnie-Herzégovine?

Mais je dois m’arrêter ici, non sans une pénible perplexité.
J’ai reçu d’Ivo Andric´, peu de temps après l’attribution de son prix Nobel, l’un de ses romans, traduit en italien, avec une dédicace écrite par l’auteur dans la même langue, contenant une citation de Léonard de Vinci : «Da Oriente a Occidente in ogni punto è divisione.» Cette idée m’a surpris : quand et comment le peintre a-t-il pu faire semblable observation ou expérience pareille? Je ne le sais pas encore.

J’ai souvent pensé à cette brève maxime lors de mes périples. J’ai pu me rendre compte à quel point elle s’applique au destin de l’ex-Yougoslavie et aux passions qui l’ont déchirée. Je l’évoque ici une fois de plus : frontière entre Orient et Occident, ligne de partage entre les anciens empires, espace du schisme chrétien, faille entre la catholicité latine et l’orthodoxie byzantine, lieu de conflit entre chrétienté et islam. Premier pays du tiers-monde en Europe ou encore premier pays européen dans le tiers monde, il est difficile de trancher. D’autres fractures s’y joignent : vestiges des empires supranationaux, habsbourgeois et ottoman, restes des nouveaux États découpés au gré des accords internationaux et des programmes nationaux, héritage de deux guerres mondiales et d’une guerre froide, idée de la nation du XIXe siècle et idéologies nationalistes du XXe, directions tangentes ou transversales est-ouest et nord-sud, relations entre l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest, divergences entre les pays développés et ceux en voie de développement. Autant de «divisions» qui s’affrontent sur la presqu’île balkanique, «entre Occident et Orient». Leur nature rappelle par moments les tragédies antiques, nées non loin de ces lieux.

Sur l’autre rive, le sable du Sahara (ce mot signifie «terre pauvre» ou «aride») avance, envahit d’un siècle à l’autre, kilomètre par kilomètre, les terres environnantes. En maints endroits, il ne reste qu’une lisière cultivable, entre mer et désert. Or ce territoire est de plus en plus peuplé. Ses habitants sont jeunes en majeure partie, alors que ceux de la côte nord ont vieilli. Les hégémonies méditerranéennes se sont exercées à tour de rôle, les nouveaux États succédant aux anciens. Les tensions qui se créent le long de la côte africaine suscitent les inquiétudes du Sud et du Nord. Si l’arriération fait naître l’ignorance ou provoque l’indolence, l’abandon ou l’indifférence y contribuent. Une déchirante alternative divise les esprits au Maghreb et au Machrek : moderniser l’islam ou islamiser la modernité. Ces deux démarches ne vont pas de pair : l’une semble exclure ou renier l’autre. Ainsi s’aggravent les relations non seulement entre le monde arabe et la Méditerranée, mais aussi au sein des nations arabes elles-mêmes, entre leurs projets unitaires et leurs propensions particularistes. Les fermetures qui s’opèrent dans le bassin tout entier contredisent une naturelle tendance à l’interdépendance. La culture n’est pas en mesure de fournir un appui réel ou une aide satisfaisante.

À un véritable dialogue se substituent, sur tout le pourtour, de vagues tractations : Nord-Sud, Est-Ouest, la boussole semble être détraquée. La mer Noire, notre voisine, est liée à la Méditerranée et à certains de ses mythes : ancienne mer d’aventure et d’énigme, d’argonautes à la quête de la Toison d’or, Colchide et Tauride, ports d’escale et relais jalonnant les routes qui mènent au loin. L’Ukraine reste auprès de cette mer comme une plaine continentale, aussi féconde que mal exploitée, à laquelle l’histoire ou la géographie n’ont pas permis de trouver une vocation maritime. La Russie a dû se tourner vers d’autres mers, au nord plus qu’au sud. Elle cherche de nos jours des issues ou des corridors sur le Pont-Euxin et la mer Intérieure. La mer Noire reste ainsi un golfe dans un golfe. Sur ses rives se profilent des failles qui marquent, à l’Est, un monde en détresse.

Appelée naguère «golfe de Venise» et fière de porter ce nom, l’Adriatique se voit réduite à un bras de mer. Ses ports sont aujourd’hui moins prospères que naguère, l’eau en risque d’être altérée, les poissons eux-mêmes se font, par endroits, de plus en plus rares. Restent tant d’autres mers dont chacune connaît ses propres litiges avec le littoral qui l’entoure : Ionienne, Égée, Tyrrhénienne ou Ligurienne, celle des Baléares ou celle de Marmara, avec plusieurs autres. Tout port prétend posséder sa part de la mer. Les villes luttent avec elles-mêmes plus qu’avec la mer. Les golfes se défendent plus difficilement de leurs bas rivages que de la haute mer. Aucune île ne se contente du seul canal qui la sépare d’une autre île ou du continent.

À quoi sert de recenser, avec résignation ou exaspération, les atteintes que continue de subir la Méditerranée? Rien ne nous autorise non plus à les ignorer : dégradation de l’environnement, pollutions sordides, entreprises sauvages, mouvements démographiques mal maîtrisés, corruption au sens propre et au sens figuré, manque d’ordre et défaut de discipline, localismes, régionalismes, népotisme, bien d’autres «ismes» encore. La Méditerranée n’est cependant pas seule responsable d’un tel état de choses. Ses meilleures traditions – celles qui associaient l’art et l’art de vivre – s’y sont opposées en vain. Les notions de solidarité et d’échange, de cohésion et de «partenariat» (ce néologisme devient un passe-partout) doivent être soumises à un examen critique. La seule crainte d’une immigration venant de la côte du sud ne suffit pas pour déterminer une politique d’envergure.

La Méditerranée existe-t-elle autrement que dans notre imaginaire? – se demande-t-on au Sud comme au Nord, au Ponant et au Levant. Et pourtant il existe des modes d’être et des manières de vivre communs ou rapprochés, en dépit des scissions et des conflits.

Certains considèrent, au commencement et à la fin, les rives elles-mêmes, d’autres arrêtent leur regard sur les seules façades. Il en résulte parfois non seulement des visions ou des approches différentes, mais aussi des sensibilités ou des vocabulaires divers. Les divergences rhétoriques, stylistiques ou imaginaires provoquent parfois des divisions qui se nourrissent du mythe ou de la réalité, de l’humilité ou de l’arrogance.

Il arrive à ceux qui traitent de la Méditerranée de citer des phrases célèbres de Paul Valéry, adoptant ses points de vue séduisants sans partager toujours son exaltation : «Nulle part ailleurs, la puissance de la parole, consciemment disciplinée et dirigée, n’a été plus pleinement et utilement développée : la parole ordonnée à la logique, employée à la découverte de vérités abstraites, construisant l’univers de la géométrie ou celui des relations qui permettent la justice; ou bien maîtresse du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier de l’acquisition ou de la conservation du pouvoir» (éd. Pléiade, vol. I, p. 1097). Qui oserait, aujourd’hui, parler de la Méditerranée avec tant d’assurance ou d’exaltation?

Bien des définitions qui font partie de notre patrimoine sont sujettes à caution. Il n’existe pas qu’une culture méditerranéenne : il y en a plusieurs au sein d’une Méditerranée unique. Elles sont caractérisées par des traits à la fois semblables et différents, rarement unis et jamais identiques. Leurs similitudes sont dues à la proximité d’une mer commune et à la rencontre, sur ses bords, de nations et de formes d’expression voisines. Leurs différences sont marquées par des faits d’origine et d’histoire, de croyances et de coutumes, parfois irréconciliables. Ni les similitudes ni les différences n’y sont absolues ou constantes. Ce sont tantôt les premières, tantôt les dernières qui l’emportent.
Le reste est mythologie.

Élaborer une culture interméditerranéenne alternative, la mise en œuvre d’un tel projet ne semble pas imminente. Partager une vision différenciée, c’est plus modeste, sans être toujours facile à réaliser. Les vieux cordages submergés que la poésie se propose de retrouver et de renouer, ont été souvent rompus ou arrachés, par l’ignorance ou l’intolérance.

Ce vaste amphithéâtre a vu jouer longtemps le même répertoire, au point que les gestes ou les paroles de ses acteurs sont souvent connus ou prévisibles. Son génie a pourtant su, en dépit des circonstances, réaffirmer sa créativité et renouveler sa fabulation. Il faut repenser les notions périmées de périphérie et de centre, les anciens rapports de distance et de proximité, les significations des coupures et des permanences, les symétries face aux asymétries. Il ne suffit plus de considérer ces réalités uniquement sur une échelle de proportions : elles peuvent s’exprimer également en termes de valeurs. Certains concepts euclidiens de la géométrie demandent à être redéfinis. «Inventions de l’esprit méditerranéen», les canons de rhétorique et de narration, les us et abus de politique et de dialectique ont trop longtemps servi et semblent épuisés.

Je ne sais si de telles mises en garde peuvent aider à résister à ce pessimisme historique que j’ai indiqué au début de ce périple et qui ressemble, par moments, à l’angoisse des navigateurs du passé se dirigeant vers des rivages inconnus. Pourra-t-on arrêter ou empêcher – et par quels moyens – les nouvelles «divisions» qui se créent «à chaque point», «de l’Orient à l’Occident»?
Ce sont là des questions qui restent sans réponses.

Predrag Matvejevic'
Président du Conseil Scientifique

 

*
Accueil
*
Ensembles pour la paix
Dialogue entre cultures
   et développement
La nouvelle Europe
   et la Méditerranée
La mer des villes
Les jeunes: une
   ressource pour le futur
**


Predrag Matvejevic'
Président du Conseil Scientifique
***
***
***
1 2
* *